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 Une mascarade (Pia)


Une mascarade (Pia) EmptyDim 15 Mar - 21:54

Un sourire ironique aux lèvres, Auguste se retourna.

« … Ah, pauvre, pauvre de moi, qu’est-ce qui va encore bien pouvoir m’arriver ! Je n’ai pourtant pas mérité ça… Cela finira mal, oui, très mal… Et c’est encore moi qui prendrais tout, ah, oui ! Comme d’habitude… »

A quelques pas en arrière, Mondor avançait de son pas si curieux où on retrouvait aussi bien de la démarche lourde de l’homme du peuple mal dégrossi qu’une certaine tournure qu’il n’avait guère pu copier que chez son maître. Le regard tourné vers ses pieds et le ruisseau sale qui serpentait entre les pavés disjoints, très vigilant à maintenir le plus propres possible ses souliers, il marmottait ainsi, en une litanie continuelle, depuis déjà plus d’un quart d’heure, sans pour autant paraître devoir s’en lasser un jour.

« Eh là, sont-ce des récriminations que j’entends ? Tu devrais te méfier, le vent porte particulièrement bien ce soir, et je ne suis pas encore sourd, malgré les efforts répétés de Monsieur le Comte ! »

« Monsieur votre père a bien raison de crier… »

« Qu’est-ce que tu dis ? »

« Je dis… Je dis… Eh ! Rien du tout, je dis qu’il fait bien sombre pour sortir, qu’on n’y voit goutte, et que vous allez encore m’attirer des ennuis comme la dernière fois. »

« Vincent… »

La menace perçait sourdement dans la voix du noble, à peine voilée. L’avertissement fut entendu immédiatement et Mondor se tut –ou du moins, s’arrangea pour que sa litanie reste incompréhensible, car il n’était pas dit qu’il avait dit son dernier mot ! Pour autant, le domestique savait très bien qu’il était certains sujets trop glissants pour qu’il s’y aventure, des sujets qui pouvaient lui attirer des ennuis plus graves encore que ceux qu’il pressentait déjà pour ce soir-là –car c’était un fait, Villiers adorait se coller dans les pires histoires et utiliser le malheureux Vincent pour s’en sortir, quitte à laisser ce dernier se débrouiller tout seul pour sauver sa peau ! Si ce n’était pas le comble de l’injustice, cela… - et son opinion sur la conduite du Vidame était de ceux-là. Auguste se réservait le droit exclusif de l’interroger là-dessus, quand cela lui chantait, et pas plus qu’il n’en voulait entendre, et n’aurait jamais toléré que Mondor s’accorde la liberté de le faire en dehors de ces strictes conditions. Alors, en soupirant et en râlant à mi-voix, le valet reprit son chemin à la suite de son maître.

Le quartier était relativement animé. Des voix fusaient, ça et là, des éclats de rire qui venaient pour la plupart des auberges et autres débits de boisson –assez nombreux dans cette rue particulièrement passante en journée- dans lesquels les travailleurs allaient dépenser la partie de leur salaire qu’ils consacraient à cette activité hautement sociale qu’était la réunion autour d’un alcool quel qu’il soit. Des rires gras, lourds, excessifs, qui respiraient la franchise et l’ivresse, la fatigue aussi, parfois. Rires aigus et provocateurs de femmes –ou plutôt de filles- , rires graves d’hommes. Cris, parfois. Toute une débauche de sons, qui divertissaient agréablement après les froufrous étouffés et les conversations surannées, à mi-voix, entendues à Saint-Germain tout l’après-midi.

« Tu veux peut-être savoir où nous allons, Vincent ? »


L’interpellé releva la tête, l’ai mi-soupçonneux, mi-intéressé. Sans doute se demandait-il si la question était franche où si elle recelait encore quelque piège, pour se venger sans doute de son audace passée. Mais la curiosité chez lui ne manquerait pas de l’emporter : il avait bien trop d’intérêts dans l’affaire (même si de toutes les manières, son avis n’était absolument pas indispensable aux yeux d’Auguste, qui n’en ferait de toutes façons, et comme d’habitude, qu’à sa tête).

« … Non ? »

« Vous savez bien que si », maugréa-t-il. Il était fâché, mais comment aurait-il pu se murer dans un silence accusateur ?

« Là. »

Bifurquant brusquement, Auguste se dirigea vers l’un des établissements qui bordaient la rue. Comme s’il venait de faire son choix, que l’enseigne lui avait tapé dans l’œil et qu’il l’avait choisie comme cela, à l’inspiration… Bien évidemment, il n’en était rien, et ce n’était certainement pas la misérable planche de bois peint se balançant lugubrement dans le courant d’air, découpée de manière à figurer une pomme barbouillée de peinture ocre censée illustrer l’appellation pompeuse de « la Pomme d’Or » qu’affichait fièrement son panonceau , qui aurait pu motiver ce choix.

L’établissement paraissait assez convenable, il faut bien le reconnaître, et c’est sans doute ce qui tira au malheureux valet un soupir de soulagement ; Auguste sourit. Dans quelques minutes Vincent recommencerait à râler, parce que c’était dans son tempérament (et cela n’en serait que plus amusant : Vincent ne se rendrait jamais compte à quel point il pouvait être divertissant.) Et puis, le domestique ne tenait pas l’alcool –ou plutôt, il avait l’ivresse bavarde. Plus bavarde encore que la sobriété… Ce qui n’était pas peu dire, et qui promettait, car l’éloquence de Mondor valait bien toutes les oraisons et tous les prêches quant à leur contenu, mais avaient au moins sur ces derniers le mérite d’être tout à fait maladroits, et donc, par extension, drôles.

La société qui peuplait la Pomme d’Or était pour le moins hétéroclite et parfois même, insolite. La salle était sombre –les chandelles coûtaient tout de même cher !- mais pour autant, elle n’était pas particulièrement inquiétante. Le comptoir de bois brut, usé, était occupé par ce qui semblait bien être les piliers de l’établissement : un groupe d’hommes, des quadragénaires aux visages rendus ouverts et souriants, un peu rouge aussi, par quelques bières. Ils parlaient fort et usaient d’un vocabulaire tout à fait particulier, une sorte de patois étrange à l’intérieur de l’enceinte de la ville, et qui était inhérent à leur profession ; ils étaient tous bouchers (ce qui n’étonnerait personne au cœur du quartier Saint-Jacques). Les tables étaient occupées par des groupes plus ou moins fournis, mêlant des figures toutes plus disparates les unes que les autres.

Auguste parut hésiter un instant sur le seuil, fronçant les sourcils avec l’air concentré de qui cherche –ou attend -quelqu’un. Les tables étaient pour la plupart occupées –il y avait beaucoup de monde ce soir là-, par des groupes plus divers les uns que les autres. Enfin, il repéra un éclat de feu, un timbre chantant –Pia Fiorentini. Il sourit, ôta son chapeau et le posa sur la table devant la serveuse avant de tirer une chaise. Demander une autorisation n’était pas vraiment dans ses principes.

« Eh bien, Pia, on passe à l’ennemi ? Qu’en dirait ton employeur ? »

Il se laissa tomber sur la chaise –sans aucune espèce de manières- et sourit. Il avait vraiment envie (Mondor aurait parlé d'une énième "tocade") de parler avec la jeune femme –qui l’avait pourtant éconduit, et de la belle manière encore, à peine quelques semaines plus tôt. Alors qu’il ne supportait d’ordinaire pas l’échec, auquel il n’était d’ailleurs pas vraiment habitué, surtout pas venant d’une serveuse d’auberge à Paris, il avait pour une fois décidé de faire l’impasse sur cette déconvenue… Mais bien sûr, pas pour rien.


Spoiler:
Auguste de Villiers
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Une mascarade (Pia) EmptyDim 5 Avr - 17:35


- Tu mens mal.

Avec un apparent désintérêt René haussa les épaules, tirant une mine outrée à celle qui se tenait à côté.

- Si moi je mens ?!

A l’accusation lancée, la serveuse s’offusqua d’une presque théâtrale manière. Main portée au cœur, comme s’il avait été touché et bouche rondement ouverte par le prétendu étonnement.
Si petit, le mensonge. Tout au plus un minuscule détournement de la réalité. Ajout de quelques détails et ton plus romanesque que nécessaire. Simples biais pour ne pas tomber dans la fade banalité. Rien de tout à fait faux, simplement une déformation minime du vrai. Au demeurant hors de question de reconnaître la fabulation, elle préférait joyeusement s’enfoncer dans son histoire.

- C’est comme dire au doge qu’il n’est pas cocu : tout bonnement ridicule.

Vivement elle secoua la tête, balayant ainsi la possibilité du champ des possibles.

- Tu ne viens pas d’un pays de barbares, pourtant, fit remarquer l’homme entre deux gorgées de bière.

De nouveau la jeune femme s’offusqua. La pratique était tout à fait civilisée ! Elle la trouvait même très appropriée, et d’une efficacité théorique redoutable. Plutôt que de laisser tomber, elle vint donc s’asseoir face à son contradicteur, qui de son côté devait regrettait d’avoir tenté une simple main en bas du dos. Ces exaspérantes inventions étaient un peu cher payées.

- Eh là! Ce n’est être barbare, c’est utiliser judicieusement sa force. Et puis c’est un peu gros de crier à la barbarie quand pas plus tard qu’hier on a cassé un nez !

Cela, l’homme ne put pas le nier. Mais sentant qu’il n’allait pas se débarrasser du parasite roux –elle était capable de le suivre quand bien même il se levait, cela se sentait-, il se contentait de se détacher complètement de la conversation. Fixant à présent la fille de joie qui se trouvait dans un coin de la pièce avec un air intéressé, il ne prêtait plus qu’une attention toute relative au discours de l’Italienne. Au demeurant, le passable intérêt de son public n’empêcha pas cette dernière d’en revenir aux faits.  

- Je disais donc, môsieur le civilisé, que de là d’où je viens, quand on est inapproprié avec une serveuse, le patron se trouve en droit d’accrocher le malotru par les pieds au dessus du canal !
A peine un mensonge puisqu’elle jurait avoir un jour entendu son père lui raconter comment il avait remis à sa place un client qui aurait eu les mains un peu trop baladeuses. Enjoliver un peu le comment et omettant de préciser que ladite serveuse était aussi l’épouse, et on obtenait une vérité générale qui méritait d’être racontée. Tout improbable soit-elle si on en croyait l’air perplexe de René.  
- Et au nom du respect de ma tradition populaire, reprit la jeune femme qui venait de dégainer un index professoral, je pourrais exiger qu’on fasse pareil avec toi depuis un pont de la Seine.
Elle croisa les bras sur sa poitrine, visiblement convaincue par elle-même, et conclut avec un entrain qui contrebalançait le fatalisme du propos.
- Tu as de la chance qu’elle soit trop loin pour qu’on te traine jusque là-bas.

Face à la ridicule menace et au froncement de sourcils passablement vindicatif de Pia, l’homme éclata de rire, se leva pour donner une tape condescendante sur l’épaule de la serveuse et changea de table. Sans doute mieux valait-il aller se greffer à une partie de cartes que rester à entendre pareilles idioties.

Un fat doublé d’un ivrogne, songea Pia. Pour la peine, elle ne le servirait plus de la soirée.
Un peu vexée, quoique cette situation où elle était superbement snobée par un client au très passable niveau intellectuel, elle resta un moment assise seule à une table, ignorant les voix qui la hélaient dans son dos. Finalement, elle ne se retourna que pour leur répondre ce qu’il ne voulait pas entendre.

- Je fais une pause ! En attendant vous survivrez sans boire.

Mais bien vite elle vint à s’ennuyer. Alors de dépit elle rejoint la table voisine, occupée par seulement  deux clients. Des habitués au tempérament plutôt tranquille, en somme presque appréciables. De son tablier elle sortit un vieux jeu de cartes qu’elle posa triomphalement sur la table.

- Une bière au gagnant, ça vous tente ?

Cependant ils n’eurent pas le temps de répondre que s’imposait face à Pia une silhouette familière. La voix presque malicieuse lui fit tourner la tête, et l’air presque amusé tira en retour un rictus. Auguste, dernièrement récurrent personnage de son existence. Pas nécessairement désagréable pour autant, au contraire elle devait confesser l’apprécier assez,  simplement doté d’une forme de panache qui le poussait à se croire partout chez lui. Ou du moins à s’imposer sans la moindre gêne. C’était à peine s’il ne lui mettait pas les pieds devant le nez.
Un quart de tour et elle lui fit face, appuyant ses coudes sur la table et dans l’alignement son menton sur la paume de ses mains.

- Il m’encouragerait assurément sur cette pente.

Elle secoua devant lui son jeu de cartes.

- Travailler la qualité du relationnel avec les clients, c’est important !

Pia s’enfonça légèrement sur sa chaise et le toisa d’un regard amusé.

- Il faut croire que cela fonctionne puisqu’il y en a qui reviennent.

Un air narquois et elle tourna les yeux vers Vincent, continuant cependant de s’adresser à Auguste tout en mélangeant son jeu.

- Vous êtes deux à jouer ?
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Une mascarade (Pia) EmptyMar 21 Avr - 22:24

Sans se gêner ni se presser, Auguste ôta l’un après l’autre ses gants qui allèrent rejoindre son chapeau sur la table, se retourna, pour vérifier que Vincent l’avait bien suivi –ce dernier paraissait ne pas trop savoir ou se mettre, hésitant à prendre une chaise, se troublant un peu lorsque la serveuse s’adressa à lui, peut-être un peu impressionné par son air un rien moqueur- puis sourit à Pia.

« Deux, oui. »

La décision avait été prise pour Vincent, comme d’habitude, mais après tout, ce dernier n’avait pas son mot à dire : il n’était que le domestique, et se pliait à ce qu’on lui demandait. En l’occurrence, on aurait pu trouver tâche bien plus déplaisante.

Les deux autres clients, accoudés devant leurs verres, semblaient le prototype même de ces consommateurs sans histoires, qui chaque soir à la même heure s’en venaient boire leurs deux verres de bière en se racontant leur journée puis repartaient, ayant accompli leur routine immuable, et ne s’attardant jamais plus que de raison, pas plus qu’ils ne prononçaient jamais un mot plus haut que l’autre ou qu’ils ne s’enivraient excessivement. L’ennui était marqué sur leur visage, caractéristique principale de leur vie sans aucun accident, sans aucun imprévu. Ils repoussèrent, quasiment d’un même geste, leur bière sur leur côté pour laisser la place aux cartes que la serveuse n’allait pas tarder à distribuer.

« Pour ce qui est du relationnel… »


Auguste sourit, se balançant légèrement sur sa chaise pendant que Vincent se décidait finalement à s’asseoir.

« … Menacer les consommateurs de les suspendre au-dessus de la Seine et de les y laisser se balancer me paraît un excellent moyen de s’attacher une clientèle régulière, en effet. »

Il prit les cartes qu’elle venait de lui envoyer avec un haussement d’épaule désinvolte et continua sur le même ton léger.

« Peut-être qu’ils ne reviennent que pour voir si tu aurais le cran de mettre à exécution tes menaces fantaisistes. Pour voir jusqu’où ils peuvent aller avant de subir tes foudres ?... »

Lui pouvait parler. Après tout, il avait l’expérience : c’était très exactement ce qu’il avait fait, quelques semaines auparavant, avant de comprendre –très rapidement-, qu’il avait sûrement mieux à faire ailleurs (et Pia s’y entendait très bien pour faire entendre cela à tous ceux qui se montraient un peu trop entreprenants). Ceci dit, et puisqu’à présent, il avait renoncé à toute prétention sur la serveuse, il pouvait bien railler un peu les autres ; cela du reste servait son idée.

Reposant les quatre pieds de sa chaise sur le sol avec un claquement, Auguste retourna son jeu. Dominante noire et pas beaucoup de bonnes cartes, il fit une rapide grimace, avant de se recomposer une figure tout ce qu’il y a de plus neutre. Les jeux de cartes impliquaient de savoir contrôler ses émotions, quoiqu’en l’occurrence il n’y ait pas de gains à la clé, et de présenter toujours un visage égal –en somme, une bonne école d’hypocrisie. Domaine qui n’était pas celui dans lequel le Vidame obtenait ses résultats les plus médiocres.

A côté de lui, Vincent masquait mal le fait que le jeu qu’il avait reçu était plus que satisfaisant –ou peut-être tout simplement son maître le connaissait-il trop pour que cela lui échappe. Les deux autres joueurs, qui n’avaient pas vraiment cherché pour l’instant à s’intégrer à la conversation, se contentèrent de ramasser également leur donne, du geste de ceux qui y sont habitués et qui ne se posent guère plus de questions. Sans plus tarder, une fois que chacun des joueurs se fut approprié son jeu, la partie commença.

Auguste réussit à se concentrer exclusivement sur la partie durant les deux premiers tours, puis laissa son attention dériver sur les autres clients, tout en continuant de jeter un coup d’œil, de temps à autre, à la table. Pour le moment, son jeu ne lui permettait guère de coup d’éclat, mieux valait attendre et se contenter de donner le change jusqu’à amélioration de la situation… Frapper trop vite, c’était s’exposer à frapper à côté, à laisser la victoire s’échapper. Finalement, le jeu de cartes synthétisait admirablement bon nombre de situations de la vie quotidienne…

Il reporta son attention sur la salle, bien plus intéressante que la conversation, qui tournait quelque peu en rond depuis que les deux compères s’y étaient joints, la privant de tout souffle et de rythme, la ramenant aux habituelles et non moins continuelles jérémiades qui caractérisaient si bien le peuple français : la police était inefficace, elle ne s’en prenait pas aux vrais malfrats ; le Roi ne savait pas ce qu’eux, Parisiens, vivaient, les temps étaient durs, et ceci, et cela,  et les denrées qui devenaient chaque jour un peu plus chères… On n’était pourtant pas en temps de crise, mais peu importait ; ils aimaient se plaindre. Pour autant, ils paraissaient ne pas haïr le monarque, qui restait populaire : au moins un point positif dans l’avalanche des catastrophes qui paraissaient à les entendre s’abattre sur les artisans des faubourgs…

Auguste bailla avec ostentation, signifiant par là son ennui, et laissa vaguer son regard. L’arrêtant finalement sur un homme, assis à une table en fort galante compagnie, et dont les vêtements, s’ils étaient simples, n’en étaient pas moins de bonne coupe –et surtout, propres, bien trop propres. Le vin avait rosi ses joues et rendu sa voix rauque (et augmenté de beaucoup, également, le volume de ses paroles, ce qui expliquait cette précision) : son phrasé, s’il commençait à s’embrouiller quelque peu, l’ivresse venant, était quelque peu ampoulé et il se tenait un peu trop bien sur sa chaise… Auguste sourit, très intéressé par sa découverte, et attira l’attention de Pia d’un léger coup de coude.

« Tiens, regarde.. Tu le connais, celui-là ? »

Il la laissa chercher un peu du regard dans la salle, le lui désignant le plus discrètement possible.

« Il est parfaitement ridicule. »
Auguste de Villiers
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Une mascarade (Pia) EmptyJeu 21 Mai - 21:45

Dotée d’un jeu tout au plus passable, Pia réalisa rapidement que cette manche ne serait pas la sienne. Au demeurant elle tenta de faire bonne figure un moment avant de, comme tout le monde à la table, délaisser un peu l’attention portée aux cartes. Puisqu’il y avait pour seul enjeu la fierté personnelle ils pouvaient se permettre de divaguer. Mais si Auguste se désintéressa ostentatoirement rapidement de la conversation – cela devait voler trop bas pour monsieur, la Vénitienne s’attacha à la suivre non sans un certain intérêt. Sujet banal certes, mais quand il s’agissait de critiquer la politique du roi, aussi faiblement et sans entrain soit-il, elle n’était jamais très loin. Cependant aucun débat enflammé, tout au plus quelques rebondissements à l’enthousiasme maîtrisé sur les fades remarques des clients. Concernant le prix de la vie qui ne cessait d’augmenter, Pia ne put par ailleurs pas se retenir de raconter une anecdote. La perche était trop manifestement lancée pour qu’elle soit capable de l’ignorer. Conter sa cité natale, voilà bien une activité dont elle ne se lasserait jamais, et ce en dépit des soupirs d’exaspération qu’elle s’attirait souvent.

- Vous voulez que je vous raconte une histoire ?
Pas le temps de protester, elle était bien sûr déjà lancée.
- Au siècle dernier, il y avait un boucher très connu à Venise. Il s’appelait Biagio et préparait un ragout d’agneau qui était loué à travers la République. Il se dit que le doge avait même ordonné qu’on aille lui voler sa recette afin que son cuisinier la reproduise. Sauf qu’un jour...
Elle se tut un instant, avec le vague espoir d’entretenir un certain suspens.
- Un client a retrouvé un doigt dans son assiette !
Elle leva un index devant son visage.
- Un vrai doigt j’vous dis ! Et c’est là qu’on a découvert que les orphelins du quartier n’étaient pas simplement morts de maladie… Dans le ragout, les gosses.
Voyant l’air médusé ou dégouté des deux joueurs et de Vincent, elle ravala cependant vite son sourire satisfait –par le fait d’avoir réussi à caser l’historiette, elle était bien loin d’être assez névrosée pour apprécier la légende en elle-même !
La jeune femme s’affala sur sa chaise et haussa les épaules, dépitée.
- Si un jour les enfants disparaissent ici aussi, moi je dis que le premier coupable sera le roi voleur de pain.

Heureusement elle n’eut pas le temps de s’appesantir plus longtemps car son attention fut rapidement attirée ailleurs.
Le coup de coude lui fit d’abord tourner la tête en grimaçant, puis relever le nez vers l’homme désigné par Auguste. Auguste dont, soit-il en passant, l’attention aurait été apprécié durant l’anecdote ! Mais passons. De toute évidence il s’était pris d’une soudaine passion pour l’espionnage pas très discret de la salle, pourtant ce soir particulièrement calme. Pour mieux tenter de se rappeler l’homme désigna, la jeune femme plissa légèrement les yeux. Le visage était certes assez banal, mais l’attitude pas assez pitoyable pour passer inaperçue. Ne pouvant mettre un nom sur la figure elle déduit donc qu’il n’avait échoué ici qu’aujourd’hui. Et sans doute le regretterait-il demain matin quand il serait réveillé par les effluves puants incrustés à ses vêtements.

- Pas vraiment, répondit-elle simplement tout en continuant de fixer l’homme. Ses joues rouges et son dos droit qui tanguait légèrement étaient finalement assez amusants à regarder. Elle tourna la tête vers Alphonse avec un sourire narquois.
- Mais à croire son rythme de descente il finira mort avant que j’ai pu lui réclamer de payer pour ce qu’il a bu.
Posant son jeu sur la table elle signifia qu’elle abandonnait la partie. Médire était au fond plus amusant que perdre aux cartes.
- Tant pis. Je demanderai une commission sur la bourse que la Lucie est en train de lui voler.
De l’index elle désigna à de Villiers la petite brune qui passait ses mains sous la veste de l’homme, avec ce qui était censé s’apparenter à de la lascivité. Mais chaque spectateur s’accorderait à dire que la séduction fonctionnait uniquement car la victime voyait assurément flou. Et maintenant qu’elle avait ce qu’elle voulait il ne faisait aucun doute que la fille déguerpirait dans les trois minutes suivantes.

- D’ailleurs toi aussi t’as une dette.
Pia tourna la tête vers Auguste et fronça les sourcils, se voulant menaçante. Au moins autant que l’était un chaton qui montrait les canines.
- La dernière fois le compte n’y était pas. Ce n’est pas parce que je remplis ton verre sans te demander ton avis que c’est gratuit ! Alors avec les intérêts tu me dois maintenant le double.

Après tout, vu tout l’argent qu’il avait Auguste pouvait bien financer quelques pourboires. Question de principe. Quitte à les prendre sur les gages de ce pauvre Vincent.
Sans lui demander son avis –lui ne s’était après tout pas gêné pour s’incruster à sa table!- Pia attrapa le chapeau qui trainait toujours sur la table et le mis sur sa tête. La figure joviale était vite revenue.

- Il me va bien ? Si tu me le laisses je te fais don des intérêts, déclara-t-elle avec un sourire amusé, bien consciente que ce qu’elle avait sur la tête ne valait pas une poignée de deniers. Et de toute évidence elle ne ferait rien d’un tel accessoire de gentilhomme.

Pour parfaite son nouvel ensemble elle enfila cependant les gants trop grands mais qui lui donnaient un air presque distingué. Elle se leva et fit quelques pas, gonflant la poitrine et haussant le menton pour prendre l’air encore plus hautain qu’Auguste, puis abaissa son chapeau dans une révérence pleine de fioritures grotesques.  Monsieur Jourdain avant l’heure. L’imitation fit pouffer Vincent dans sa manche, ce qui ne manqua pas de ravir Pia, qui affichait un air fièrement satisfait alors qu’elle se rasseyait et rendait ses effets à Auguste.
Avec ses airs à demi Léandre à demi Matamore (ou peut-être un tiers contre deux), il avait de la chance de ne pas avoir encore été laissé pour mort dans une ruelle. Les plumes attiraient les voleurs, elle était bien placée pour le savoir. Et il semblait qu’avec ses grands airs, Auguste était d’autant plus chanceux qu’on ne pouvait pas dire qu’il était avec son domestique bien gardé.
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Une mascarade (Pia) EmptyDim 31 Mai - 20:30

Avec la hauteur magnanime du grand seigneur jetant une bourse d’aumônes à la sortie de la messe de Pâques, Auguste se défaussa d’un roi de cœur, dont il n’avait guère plus l’usage, ayant perdu le fil de la partie. Il ne lui tardait plus à présent qu’à ce qu’elle finisse, et le plus rapidement possible ; rien de plus ennuyant que de jouer lorsqu’on sait n’avoir aucun espoir de gagner. Quant à perdre, il était hors de question, même si cette partie ne comptait pour rien du tout, de laisser à qui que ce soit une victoire arrachée de haute lutte. Avec désinvolture, le vidame entreprit de saboter lui-même sa main, dilapidant au gré de sa fantaisie ses plus belles cartes au milieu des moindres, éparpillant n’importe comment toutes ses ressources, s’occupant à peine de savoir qui emportait les plis et ce que les autres joueurs pouvaient poser sur la table.

En revanche, il consacrait toute sa si fugace et si fragile attention, laquelle d’ici un instant pouvait parfaitement, avec l’inconstance qui plus que tout le caractérisait, se retrouver happée par n’importe quel détail un peu saillant de la salle, à la conversation parallèle qu’il venait tout juste d’amorcer avec Pia. Il avait la certitude que ce magnifique spécimen de représentant de la classe aisée descendu jusqu’aux bas-fonds pour s’encanailler avec une inexpérience qui le rendait parfaitement risible, pouvait lui fournir le terrain qu’il recherchait depuis un peu plus d’une semaine. Il ne s’était pas attaché à Pia pour ses beaux yeux –ils avaient bien sûrs leur part, mais enfin, ils pétillaient toujours de ce rappel de l’échec cuisant qu’elle lui avait fait subir. Mais quelques paroles un peu trop hautes, entendues un soir par hasard, quelques autres par la suite, écoutées avec attention, et recueillies dans un coin de sa mémoire, lui avaient donné l’envie de saisir enfin son discours dans son intégralité. Cette envie était naturellement très vite devenue une obsession dans la mesure où elle était irréalisable pour le moment…

Pia lui retourna un sourire aussi narquois que le sien s’était voulu ironique. Auguste se renversa sur sa chaise, se calant confortablement contre le dossier.

« Admire,
lança-t-il d’un ton volontairement élevé, de ceux qu’adoptaient les échoppiers de Paris ou les bateleurs de foires, ce maintien si parfaitement droit et régulier, cette contenance qui doucement s’évapore au même rythme que l’alcool qu’il absorbe inconsciemment, cette langue pâteuse encore dégoulinante du fiel et du miel de sa société, et cette face rougeaude de gros bourgeois ! Voici le type même du hobereau provincial venu s’étourdir des plaisirs de la capitale… Plus vrai que caricature, l’animal ! »

Cracher sur la noblesse devant une représentante virulente de la classe populaire (ce que l’historiette qu’il n’avait écoutée que d’une oreille plus que distraite, au point qu’il aurait été bien incapable d’en rappeler ne serait-ce que les grandes lignes, mais dont la chute n’était pas passée inaperçue, puisqu’il n’était guère à l’affût que de ce genre de remarques, lui avait confirmé) lorsque l’on appartenait lui-même à ladite noblesse, cela pouvait passer pour diplomatiquement moyen ; mais il était une catégorie sur laquelle on pouvait se défouler à loisir, à laquelle on pouvait réserver ses piques les plus viles et les plus basses, et c’était la petite noblesse laborieuse de province. Elle constituait une sorte de « réserve » : lorsqu’on ne savait plus guère sur qui s’acharner, ou bien que les charmes de la médisance entre gens de bonne compagnie vous étaient interdits par les affinités de vos fréquentations du moment avec vos ennemis de l’instant, alors la noblesse de province mettait tous les participants d’accord. Il aurait été du plus mauvais ton de prendre la défense de ceux que l’on considérait avec condescendance voire mépris.

Cependant Pia, qui visiblement appréciait également l’exercice, quoiqu’elle le pratiquât avec un peu plus de discrétion, attirait son attention sur la petite brune fort accorte qui constituait présentement la plus agréable et on charmante des compagnies pour le brave homme. Il ne s’était pas attardé sur ce détail, focalisé sur son objectif à long terne, mais pouffa joyeusement lorsqu’il comprit que la jeune fille était déjà en train de se payer elle-même ses bons services –mais après tout, on n’est jamais mieux servi que par soi-même-, et que le client risquait bien d’avoir une déconvenue rapide… Il ricana. Si l’homme avait été un peu moins naïf, et s’il avait été aussi roué qu’il voulait visiblement le faire croire, il aurait su qu’on ne doit jamais, trois fois jamais, se laisser étourdir complètement, et qu’il faut toujours garder un œil sur sa bourse. Il aurait su aussi qu’on ne doit rien accorder aux filles : et la confiance moins que tout le reste…

Son rire se transforma en une comique grimace lorsque Pia, passant du coq à l’âne, glissa habilement des dettes futures du gentilhomme aux siennes. Il aurait dû sentir le coup venir…. Et sentait de plus avoir perdu son fil conducteur. Il faudrait maintenant ménager une autre occasion !

« Comment ça, le double ! se récria-t-il, avec une indignation outrée. Tu as une bien étrange façon de compter. Ce n’est pas d’un emprunt à cent pour cent dont nous parlons… Même les plus fieffés escrocs du Pont-Neuf n’oseraient pas pratiquer des taux pareils ! Je t’estimais un peu plus que cela… Et puis, je ne vais quand même pas m’abaisser à payer une dette. C’est affreusement bourgeois ! »

Il ponctua son discours d’un sourire railleur. Là encore, il s’était lancée dans de la caricature… Mais une caricature qui sous ses dessous comiques, cachait en fait le gouffre dans les finances du vidame. Comme nombre de nobles, Auguste vivait au-dessus de ses moyens, s’arrangeant toujours pour repousser les échéances, voire pour les faire oublier. A la nuance près que nombre de jeunes gens de son âge pouvaient compter sur la bourse d’un père qui certes, s’agaçait d’avoir à en écarter les cordons, mais qui finissaient par s’y plier, si l’on était assez habile pour glisser dans la balance le poids de l’honneur. Villiers lui s’était vu couper les fonds de ce côté-là, et son crédit commençait à s’épuiser inexorablement… Le temps passant, la recherche de fonds était devenue presque aussi goumande en terme de ruses, stratagèmes et mensonges que la conquête de la plus prude et de la plus rétive demoiselle.

Heureusement Pia ne semblait pas décidée à se lancer dans les interminables et épuisantes pinailleries qui auraient immanquablement gâché la soirée sans remède. Se saisissant, sans aucune gêne, du chapeau d’Auguste, elle le coiffa. Le couvre-chef, un peu trop grand pour elle, tombait presque sur ses yeux, dissimulant son regard qu’on devinait amusé, couvrant d’ombre ses joues. Avec une aisance digne de celle d’une comédienne, Pia se lança dans une ridicule imitation de révérence, dans une marche plus emplie de fatuité et de dignité exacerbée que celle d’un paon dans sa basse-cour, ou d’un duc à entrées dans les galeries de Saint-Germain-en-Laye. Auguste fixa un instant Vincent qui pouffait, sans aucune discrétion –à ce compte-là il aurait pu s’esclaffer à haute voix, plutôt que de s’étouffer à moitié dans sa manche, et ne pas ajouter l’hypocrisie à l’imprtinence…- mais ne s’offusqua pas. Pia était plutôt habile caricaturiste, assez drôle à tout prendre, et puis, se vexer se serait apparenté à lui donner raison !

Il ramassa le chapeau que Pia venait de reposer, avec ses gants, devant lui, en froissa les bords, machinalement, caressant les plumes. Puis sourit, préleva la somme dûe –ou à peu près…- dans sa bourse –qu’il ne laissait pas traîner, lui, au moins…- et la glissa dans le couvre-chef avant de retourner vivement celui-ci à Pia.

« Tiens, voilà ton dû ! »

Cet argent lancé, c’était la poignée de piécettes d’étain que le passant amusé lançait au petit jongleur qui avait su marcher sur les mains pendant plus de cinq pas ; l’écu envoyé, à la volée, à la chanteuse de rue ; bref, c’était en quelque sorte une aumône au talent, revanche face à cette critique qui pour être amusante et habile n’en était pas moins vexante… Il ne pousserait pas les hauts cris, mais sa vengeance, il l’avait tout de même.

Il adressa à Pia son plus beau, son plus aimable sourire, dans lequel se glissait comme une pointe discrète d’ironie, la satisfaction d’avoir marqué aussi ne serait-ce qu’un infime quart de point.
Sans rancune, bien sûr !
Auguste de Villiers
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Une mascarade (Pia) EmptyLun 22 Juin - 18:05

A la poignée de pièces jetée elle fut à peine vexée. Habilement Pia en rattrapa quelques-unes à la volée puis sans rechigner s’accroupit pour ramasser celles qui avaient été manquée. Payée pour une pitoyable caricature, on trouvait pire. Un rapide et approximatif calcul et il fut jugé qu’il y avait le compte et plus encore, raison amplement suffisante pour s’abstenir de tout commentaire et se contenter de fourrer le tout dans la poche de son vieux tablier. Si la serveuse était peu encline à réclamer les sommes tout à fait exactes à toute la clientèle – il était souvent fastidieux et inutile d’exiger d’un entêté, ce qui justifiait donc que pourvu que la différence entre dû et payé ne soit pas assez grande pour être remarquée du patron on puisse s’abstenir d’insister –, pour autant elle n’avait pas l’honnêteté de se plaindre lorsque la somme était, même de peu, trop élevée. Question de principe on ne disait jamais non à un écu supplémentaire. D’autant plus que dans la mesure où il était tendu, quoique sans doute par accident ou tout du moins distraction, ce n’était pas du vol. Et quand bien même, Auguste faisait tout de même partie de ceux qu’on pouvait se permettre d’escroquer sans que le tout Puissant ne nous en veuille vraiment. Du haut de toutes ses plumes il n’était assurément pas en manque de liquidités. Si ça ne manquait pas vraiment, c’était comme si ce n’était pas perdu : règle universelle. Et bon point pour lui, contrairement à beaucoup de ses pairs, en dépit de son manque d’enclin philosophale à régler une dette il ne semblait pas d’une pingrerie exagérée dès lors qu’il cessait de paraître devant les grands. Comme si une piécette pouvait faire une réelle différence sur l’achat de la prochaine dentelle.

- Je devrais aller faire un tour avant qu’on me vole ce qui m’appartient. Imagine si quelqu'un de malhonnête passait avant moi, alors je serais dans de beaux draps ! Et pour me dédouaner - régler une dette c'est trop bourgeois pour toi, et avouer ses torts trop chevaleresque pour moi- il faudra évidemment que je prétende que c'est de ta faute et uniquement de ta faute, à réclamer trop d'attention. Et donc tu devras me rembourser tout ce que j'ai perdu... Ce serait dommage pour toi.

Avec un entrain feint elle se leva pour quitter un instant la tablée, regrettant quelque peu d’avoir une conscience la poussant à faire passer le devoir pécuniaire avant le certain divertissement qu’offrait la compagnie d’Auguste. Tout privilégié qu’il était – et le mépris des riches doublés de têtes hautes placées était à peine caché par l’escamoteuse – le personnage avait quelqu’un chose d’unique, quasi amusant. Au moins l’originalité de sortir de sa cage doré pour venir poser les pieds dans un établissement au goût douté, quoique toujours flanqué d’un valais donc l’utilité restait à prouver. Pour autant le l’étrange caprice le poussant à se mêler à la populace n’excluait pas un évident snobisme. Drôle de paradoxe, le vidame, avec ses airs de grand seigneur quand il daignait jouer aux cartes avec le petit peuple. Drôle de présence, donc, et dont il fallait profiter avant que l’homme ne se rende compte du ridicule de sa situation. Ou ne se fasse simplement molester en sortant, coupable d’avoir osé afficher une ostentatoire richesse au milieu du commun des mortels. La possibilité ne semblait pas à exclure, si bien que Pia tentait d’estimer avec fatalisme le nombre de fois où il pourrait se montrer ici avant qu’on ne le lui fasse regretter. Optimiste, elle pariait sur quatre. Appréciation cependant clairement faussée par le fait qu’elle accordait à Vincent le bénéfice du doute, voulait bien envisager l’espace d’une seconde que derrière ses airs moyennement dégourdis se cachait en réalité un véritable mercenaire, capable de faire reculer quiconque voudrait s’en prendre à son employeur. Tout en circulant entre les tables pour ramasser çà et là les pièces abandonnées à son intention, elle affichait désormais une mine amusée en songeant à un combat de rue mené par un Sganarelle qui cachait sacrément bien son jeu. Se sentant obligée par les demandes insistantes qui ne manquaient pas de fuser elle fit également un détour alcoolisé, déposant ici et là des boissons, ne manquant pas de signifier par la même occasion qu’elle ne serait pas celle qui donnerait l’alerte lorsqu’elle les suspecterait être tombés au fond de la Seine sous l’impulsion de l’abus de beuverie.
Quelques minutes d’un exemple professionnalisme – elle jurait n’avoir tenté d’arnaquer personne !– et la serveuse revint se trainer jusqu’à la table occupée par le vidame, constatant au passage que les deux autres clients avaient entre-temps déserté.

- C’est toi qui les as fait fuir ?

Sans pour autant attendre la réponse, ou même s’en soucier, elle attrapa son vieux jeu de cartes négligemment éparpillé et le déposa, bien empilé malgré tous les bords cornés ou déchirés, au coin de la table.

- On peut savoir ce que tu fais là, au fait ? Il doit y avoir au bas mot une centaine d’auberges dans la ville, au moins une dizaine dans la rue, et tu choisis d’échouer ici. Tu sembles manquer de logique. Puisqu'après tout la bière n’est même pas bonne, on est tous d’accord pour le reconnaître.

Elle la première. Tout au plus passable, l’alcool. Buvable certes, mais toujours plus par habitude qu’envie.

- C’est pour mes beaux yeux ?

Le menton posé au creux de ses mains elle se mit à papillonner de façon tout à faire exagérée et ridicule. S’ensuivit sans surprise un ricanement qui accompagna un basculement de tête. Gentille allusion à leur première rencontre, mauvais présage qui n’avait pas était suivi quand on constatait à présent qu’ils se côtoyaient occasionnellement sur une joyeuse base de volontariat.  

- Et elle dirait quoi, ta femme, si elle savait que tu trainais là ?

Il devait bien en avoir une qui lui trainait dans les pattes. Parce que tout le monde le savait, un vrai gentilhomme, ça allait toujours accompagnés d’une bonne femme et d’une tripotée de marmot. Le faux gentilhomme aussi, d’ailleurs.  Sauf qu’eux se permettaient de prétendre à tout va que leur famille n’existait pas. Et de toute évidence Auguste faisait partie du second type.
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Une mascarade (Pia) EmptyMar 7 Juil - 17:39

Auguste ressentit presque une pointe de déception lorsque Pia s’agenouilla sur le sol pour ramasser les pièces qu’elle n’avait pu attraper en l’air –c’est-à-dire la majeure partie de celles que contenait le chapeau. Il avait eu la sottise de penser que Pia valait un peu mieux que toute la basse populace, mais voilà qu’après tout sa basse extraction se rappelait à lui… Il l’avait trop bien jugée visiblement, oubliant que pour elle comme chez ses semblables, l’argent avait une valeur et une importance que lui-même, qui même pendant ses périodes de gêne financière, pouvait se permettre de dilapider des sommes parfois monstrueuses sur un coup de tête, ne pouvait pas comprendre –et  d’autant moins qu’il n’avait absolument aucune envie de se mettre à la place de la partie besogneuse de la population, ne serait-ce que pour mieux envisager leurs réactions. Et puis Pia commença à compter les pièces, et le vidame désabusé soupira bruyamment et détourna les yeux avec ostentation –comme on détournerait les yeux d’un spectacle honteux, ou bien d’une scène qui porterait atteinte à des principes chers. Ce faisant son regard croisa celui d’un des deux placides joueurs, qui contemplait la scène d’un air presque réprobateur –mais de quoi se mêlait-il donc, ce faquin-là ? Courroucé, il fronça les sourcils, qui s’arquèrent l’un vers l’autre presque au point de se toucher, et dans ses yeux passa l’ombre d’une menace. L’artisan était sans doute considéré comme très respectable dans le quartier, cela ne lui donnait en rien le droit de juger ainsi un homme qui lui était bien supérieur. Il faudrait voir à lui apprendre sa préséance….

Il ne fit pas même l’effort de se retourner vers Pia lorsqu’elle reprit la parole, après s’être assurée que le compte y était –en cela elle s’était montrée plus scrupuleuse que son débiteur lui-même ; peu tatillon, Auguste ne comptait jamais la monnaie, se contentant de la distribuer par poignée –et tant mieux s’il y en avait plus, et tant pis s’il y en avait moins, à cette loterie-là, pas de réclamations possibles-, mais pivota tout de même à la fin de la tirade empreinte de mauvaise foi de Pia. Son demi-sourire, qui relevait uniquement le coin droit de ses lèvres, tordait son visage en lui constituant une mine sarcastique, mi-ironique et mi-méprisante.

« Bah voyons ! Ce serait bien dommage… Si j’acceptais de m’y prêter ! C’est du vol à main armée, ou en tous cas, cela s’y apparente assez… Mais dommage, pour toi, cette fois ; tu m’as déjà presque ruiné ! Ce qui signifie que,  même avec la meilleure volonté du monde, et pour toi je voudrais bien faire un effort, je me verrais dans l’incapacité pure et simple de répondre à ta demande… Et donc dans l’obligation de retourner la faute à ton compte. Tu comprends, j’ai déjà trop de dettes !»


Sur un sourire Pia reprit le chemin de la salle, et son plateau, s’appliquant à distribuer les boissons et à réclamer les dûs. Auguste la regarda un instant évoluer entre les tables, de sa démarche souple et gracieuse qui avait attiré son regard quelques jours plus tôt, puis se retourna vers son voisin, lequel gardait plaqué sur son rude visage de travailleur un reproche sourd et muet. Il avait bien le type de l’homme de bon sens, droit dans ses bottes, et sûr de ses valeurs. Auguste le fixa jusqu’à ce qu’il détourne le regard –malgré les apparences il semblait bien qu’il ait tout de même eu deux sous de jugeote, et compris qu’il était inférieur et devait le rester. Malgré tout, le vidame était curieux.

« Eh bien ? demanda-t-il, rudement, avec agacement –du ton qu’il aurait employé pour faire reproche à Vincent d’une faute professionnelle. Aurais-tu quelque chose à redire, bon père ? Ne te gêne pas, je t’en prie. En tant que gagnant de la partie de cartes (il balança ce fait au hasard, n’en sachant à la vérité rien du tout) tu as le droit à la parole, et même tiens toi bien, à la liberté la plus totale d’expression.  Allons, je t’écoute. »

Le second artisan remua sur sa chaise.

« C’est moi qui ai gagné »
, grinça-t-il.

« Vraiment? »
Il arqua un sourcil. Transposé dans un des salons de Saint-Germain-en-Laye, il aurait pu aisément passer pour l’un de ces sceptiques qui remettent en cause systématiquement le moindre petit ragot, n’ayant  pas assez de conversation et d’esprit pour trouver une autre réponse à une anecdote.«  Bah, après tout, c’est du pareil au même, non ? », conclut le vidame avec un geste désinvolte du poignet, qui fit tourner ses dentelles –il pouvait bien se moquer du provincial mal dégrossi, lui non plus ne se caractérisait pas par son extrême prudence, mais la justifiait, trouvant qu’elle ajoutait bien un peu d’intérêt à ses sorties.

Les deux se regardèrent, puis le premier, visiblement un tantinet plus courageux que son confrères –lequel restait mutique, tout en ayant la physionomie caractéristique du bavard jovial, depuis la carnation sanguine jusqu’aux yeux pétillants et avenants –qui pour l’heure s’étaient un peu assombris.

« Eh ben, puisque vous vous montrez libéral, m’seigneur »
commença l’homme, bravache, « j’espère que vous saurez tirez les leçons de c’que j’vais vous dire là. Je n’suis p’t’être pas si riche ni si bien né que vous, et je n’sais p’t’être pas le quart de c’que vous savez, quoique j’en sache assez pour me débrouiller tout seul et vivre de mon propre travail, mais j’ai un peu de jugement, voyez-vous ; et j’vais vous dire quelque chose… » Il renifla, jeta un œil vers son compagnon, puis but une longue gorgée de bière avant de se retourner vers le vidame. « C’que vous faites, eh ben, c’est pas bien beau. Mépriser l’argent devant ceux qui n’en ont pas, j’vais vous dire, c’est indécent et… »

Brusquement, et sans crier gare, Auguste repoussa sa chaise et se dressa de tout son haut en face de l’artisan, qui eut un geste de recul instinctif. D’un geste vif, il tira les cordons de sa bourse et renversa son contenu sur la table. Le bruit métallique des pièces fit tourner quelques têtes vers lui, lui attirant un sourire aigu, rictus désagréable derrière lequel on pouvait aisément discerner un souverain mépris de l’avidité de tous ces gens démunis. Envieux, et veules, et vils, criaient ses regard qui se fixaient tour à tour sur chacun des buveurs. A nouveau il croisa les yeux de son voisin. Ce dernier semblait à la fois consterné, et désapprobateur. Il n’y avait ni jalousie devant ses quelques misérables pièces, qui représentaient tout de même presque une semaine et demie de salaire pour le travailleur moyen de ce soin de Paris –et le quartier Saint-Jacques était loin d’être le plus démuni. Son effet ayant suffisamment duré, il rangea les pièces rapidement, et rattacha sa bourse à sa ceinture. Relevant les yeux, il aperçut le visage tout craintif de Vincent. Comprenant que ce dernier craignait pour la sécurité de sa bourse –et à travers elle de ses gages-, il la plaça ostensiblement de telle manière qu’il soit impossible d’y porter la main sans qu’il le ressente. Puis il se rassit.

« Tu vois, dit-il calmement. Ce n’est pas l’argent que je méprise, c’est vous, et vos yeux de loups affamés quand on a le malheur de sortir la moindre piécette. Et tu les as vus comme moi ; ma position à ce sujet est justifiée. Qui plus est… »


Il se pencha vers l’homme.

«...il paraît que notre belle morale chrétienne prône le dénuement et de ne pas trop s’attacher aux basses réalités matérielles. Il n’y a pas plus basse réalité matérielle que l’argent, et vois-tu, j’ai réussi à m’en détacher. Honorable,non ? Pour preuve… » Il piocha dans sa bourse une pièce qui lança un éclat d’or et la lança vers l’homme, d’une pichenette. Ce dernier, très droit, très calme, se leva sans même la toucher, regarda le noble et Vincent derrière, qui paraissait tout sauf à son aise, et hocha la tête d’avant en arrière –puis se retourna, et sortit. Suivi par son confrère. Qui ramassa l’écu et se précipita à la suite de l’autre, d’une démarche précipitée de rongeur.

Auguste le regarda s’esbigner en souriant –l’imbécile venait de ramener le beau geste de son camarade au rang de bouffonnerie grotesque-, puis se retourna vers Pia qui se laissait retomber sur sa chaise, son tour accompli. Pia, qui sans lui laisser un instant de répit, passa tout de go à l’offensive –enchaînant les questions.

«Non, ils sont partis tout seuls. Ils n’avaient pas l’esprit scientifique. Et pourquoi ça, je manque de logique ? Si je voulais boire de l’alcool de qualité, je ne me déplacerai pas jusqu’ici, figure-toi, je me contenterais d’aller me servir dans notre cave, et je n’en serais pas plus mal, crois-moi ! Et ce n’est pas pour tes beaux yeux que je suis ici –enfin, à tout prendre, ils valent encore mieux que ceux de la Lisa d’à côté, mais passons- mais plutôt pour ta langue bien pendue… Tu ne te rends même pas compte de combien précieuse est ta conversation ! »

La raillerie n’était qu’affectueuse, bien entendu, et le sarcasme, rien qu’un reste de mauvaise habitude, voyons. Et pourtant le vidame ne mentait pas vraiment, pour une fois. Il aimait bien la Vénitienne. Mais sa seconde question, qui lui rappela une vérité qui pour le coup, lui plaisait mieux quand il l’oubliait, lui attira un tic agacé. Pour autant il se força à rester affable.

« Eh bien, je suppose qu’elle jetterait les hauts cris, bien aigus, avec cette voix de crécerelle enrouée qui est la norme ces derniers temps dans la bonne société,  en mettant en avant sa respectabilité souillée par contagion, et puis son nom déshonoré, et encore le danger que peuvent représenter de tels repaires du vice et de la débauche. Ensuite, elle jetterait peut-être un vase par terre pour ponctuer sa phrase. Et puis elle finirait par comprendre qu’elle n’a rien à dire du tout, que je fais ce que je veux –et en contrepartie je lui laisserais même la liberté d’occuper ses soirées à sa guise. Elle pleurerait peut-être un petit peu –les femmes pensent toujours que les larmes vont nous attendrir et nous causer des remords…- et puis elle se calmerait. Voilà tout. »

Il sourit, se balançant sur deux pieds de chaise.

« Mais en fait la question ne se pose pas, et ce ne sont que des suppositions –je ne suis pas marié. Enfin, plus. Ma femme est partie –j’avais un rival de taille, et elle me l'a préféré.»


Pas fâché de la manière dont il avait tourné les choses, Auguste attrapa le jeu de cartes sur le bord de la table et commença à les battre distraitement, tout en ne quittant pas Pia des yeux.
Auguste de Villiers
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Une mascarade (Pia) EmptyLun 10 Aoû - 18:18

Non, l’esprit scientifique n’était pas la norme chez le commun des mortels. De toute évidence pas plus que l’indulgence était l’apanage des grands. Mais à rien ne servait de soulever le manque cruel d’empathie d’Auguste, se battre à la petite cuillère contre un moulin aurait été un moins vain effort. Plutôt que la mouche elle préféra donc prendre le compliment, aussi cynique pouvait-il paraître. Puisque derrière le ton tinté d’ironie elle voulait croire qu’il y avait du vrai. Au moins un peu, en contrepartie de l’étrange sympathie que lui inspirait le vidame au-delà de ses airs de grand seigneur. Une certaine complaisance vis-à-vis des manières trop salement nobiliaires pour être agréables qui provenait sans doute de ce paradoxe qui poussait malgré tout Auguste à supporter un environnement loin de l’asepsie. Il méprisait la populace mais daignait tout de même la côtoyer, c’était en un sens presque louable. Mais passons, les déboires maritaux méritaient l’attention du moment. Suivant la description peu flatteuse d’une épouse imaginaire se dessina un sourire amusé sur le visage de la Vénitienne, trouvant le portrait pathétique et en cela plutôt bien tiré. S’attendant à ce qu’il conclût son cliché par une tirade nonchalance allant dans le sens d’une remise en cause de l’institution du mariage, Pia fut d’autant plus surprise d’apprendre la situation réelle d’Auguste. Mais loin de s’en attrister, elle afficha sans gêne une mine d’abord presque abasourdie, la bouche rondement ouverte et les yeux écarquillés, puis s’enfonça sur sa chaise et se mordit la lèvre pour se retenir de lancer un rictus qu’il aurait peut-être mal pris.

- Ca c’est plutôt cocasse. Les maris qui délaissent leur femme ça ne manque pas, mais le contraire est si rare qu’il est presque amusant.

Absolument pas ce qu’elle avait prévu de dire. Mais la frontière entre l’outrage aux mœurs, la triste situation du mari et le ridicule du cocu était si mince que le vocabulaire avait eu vite fait de s’emmêler.  

- Pardon, reprit-elle après avoir ravalé un éclat de rire qui lui chatouillait la gorge, je voulais dire choquant. Ou fâcheux, choisi le mot que tu préfères.

Qu’il était vilain de rire du malheur des autres. Mais la vision d’Auguste en époux abandonné inspirait trop d’absurdité pour qu’on puisse spontanément mettre de côté le comique de l’affaire et compatir de bon cœur.

- J’avais une tante qui disait toujours que le mariage était comme un plat de bigoli. Tu auras beau les faire amoureusement mijoter, si de base tu as choisi une mauvaise farine le résultat sera toujours ignoble. Elle fit une courte pause et haussa les épaules avec fatalisme. Elle avait aussi une allégorie des crabes pour parler de la politique, et comparait les tours de la ville à de grandes asperges. On a fini par affirmer que son mari a préféré mourir deux ans après la noce plutôt qu’écouter ses âneries plus longtemps. Pia fronça légèrement les sourcils. Mais je crois qu’elle n’était pas totalement folle.  

Après tout il n’était pas faux que les clochers ressemblaient un peu à des légumes. Alors peut-être qu’elle avait également raison sur le reste.
Se doutant cependant que de Villiers n’était pas venu là pour écouter d’inintéressantes historiettes lui rappelant son incapacité à tenir sa femme dans son lit, Pia se résolut à ne plus épiloguer. Ce qui la peinait un peu ; elle aurait volontiers raconté cette autre semi-légende, prétendue fois où un amant de la femme du doge s’était retrouvé contraint à sortir du palais nu et par la fenêtre pour éviter le mari et s’était finalement noyé après que son pied ait glissé et qu’il ait lamentablement échoué dans le canal qui se trouvait trois mètres plus bas. Dommage pour Auguste, il aurait peut-être ri.
Pour ne pas laisser le temps au silence de s’installer de façon gênante et clore définitivement le sujet de l’épouse, Pia baissa les yeux vers le paquet de cartes que tenait son interlocuteur et désigna le jeu du menton.

- Je connais un truc avec les cartes, tu veux le voir ?

L’avis d’Auguste était extrêmement superflu. D’autorité elle attrapa le paquet et commença à le mélanger habilement. Heureuse soit la disposition pour le vol qui aidait à battre le jeu sans mal.  

- C’est un compagnon de voyage qui me l’a appris sur le chemin de Lyon. Un type très sympa qui devenait encore plus rouge que moi après une journée sous le soleil. Comme il venait du Languedoc j’arrivais à le comprendre, ce qui était chanceux car il avait beaucoup d’histoires drôles à raconter. Comme la fois où il a voulu monter sur un bœuf mais qu’il n’a réussi qu’à se prendre un coup de sabot dans la cuisse, ce qui d’ailleurs l’a rendu un peu boiteux… On n’a pas idée de monter sur les bœufs.

Détourner l’attention pour placer la carte qu’elle voulait au-dessus du paquet, première et seule étape d’importance.

- Regarde la première carte, puis remets là où tu veux dans le paquet.

Un tour dont il n’était pas bien difficile de deviner l’astuce mais qui bien fait produisait toujours un petit effet sur les clients. Quoiqu’elle ne l’avait fait qu’une poignée de fois, un client trop superstitieux et pas très malin ayant fini par la traiter de sorcière. Mais elle gageait qu’Auguste aurait l’intelligence de ne pas la traîner au bûcher.  
Elle au vidame le temps de suivre ses instructions puis étala le jeu et fit mine de réfléchir avant de désigner une carte en l’avançant légèrement.

- Cinq de carreau.
Elle eut un sourire en coin.  
- J’espère que tu crois aux bons présages.

Quoiqu’il paraisse peu probable qu’Auguste laisse sa chance à une rencontre sentimentale pour donner raison à une carte.

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Une mascarade (Pia) EmptyDim 16 Aoû - 21:14

Les yeux largement écarquillés et la bouche bée, les coudes franchement posés sur la table, Pia, fidèle à elle-même, faisait honneur à la chute de l’historiette. Auguste en fut flatté, n’espérant pas moins de sa part. Il y avait véritablement quelque chose de plaisant à constater qu’il était si facile de jouer avec les expressions et les sentiments de la serveuse… D’autant plus qu’il ne comptait pas arrêter là le récit (ce qui équivaudrait à se ridiculiser soi-même devant la Vénitienne, dont il avait pu constater qu’elle avait l’anecdote facile, et dont il pouvait par conséquent imaginer qu’elle aurait eu tôt fait de répandre celle-ci). Amusé, mais ne le laissant pas paraître –il était bien trop désireux de jouer jusqu’au bout son rôle de mari délaissé, un rôle qu’il se plaisait d’ordinaire à faire endosser aux autres- il songea que Pia ressemblait, à cet instant, à une carpe. Oui, vraiment : une belle carpe à la bouche béante, que l’on nourrirait, non plus en lui lançant insectes ou morceaux de pains, mais en lui distribuant ragots et histoires. Cette –peu flatteuse, mais si amusante- comparaison le payait bien de l’image qu’il allait offrir de lui pendant quelques minutes encore.

Evidemment, Pia, de son côté, devait lutter pour réprimer un rire, voulant sans doute ménager la susceptibilité d’Auguste. Et l’entendre s’embrouiller dans un politiquement correct qui frisait malgré tout l’offense voire l’insulte grave était franchement risible. Auguste ressentit pour elle à cet instant un véritable et sincère élan de sympathie, peut-être parce que tout autre personne aurait fait bien attention à contrôler la moindre parcelle de son visage pour le laisser inexpressif ou bien se forger une idiote et ridicule expression compatissante. Elle, au moins, elle ne masquait pas que la première réaction qui lui venait était la moquerie. Du reste il était conscient que la situation qu’il avait ainsi créée était totalement absurde, reposant sur une inversion si totale qu’elle en était presque paradoxale, un chef-d’œuvre baroque à son avis, et le rire était exactement ce qu’il avait voulu attirer chez la serveuse. Qu’elle se moque donc, pourvu qu’ensuite il puisse retourner la situation en un instant, d’une seule phrase ciselée !

Il arbora une expression parfaitement neutre, et la laissa divaguer, partir chercher dans les tréfonds de sa prolifique mémoire une pénultième anecdote, laquelle cette fois-ci mettait en scène un plat dont le nom ne lui évoquait pas grand-chose, une vieille tante à moitié folle et des asperges –s’il y avait bien une chose à retenir de la fréquentation de Pia, c’était le nombre effarant d’historiettes qu’elle parvenait à accommoder à toutes les sauces, les utilisant comme des paraboles –l’idée de Pia en Messie prêchant les buveurs à coups de métaphores comparant les tours aux asperges lui arracha un sourire aigu- dont elle ponctuait son verbiage quasi-incessant. Il n’y accorda que l’attention qu’un naturaliste aurait sans doute pu avoir pour une nouvelle variation du cri de l’oiseau qu’il observe depuis plus de cinq ans, fit à peine semblant de se formaliser de la transparence de l’allégorie, et conclut qu’il était temps pour lui d’intercaler sa deuxième chute –lorsque Pia, le prenant de court, tira de nouveau son jeu de cartes, le lui arrachant littéralement des mains, et enchaîna joyeusement –mais de manière à ne pas lui laisser beaucoup de marge pour un refus- sur un pénultième tour de cartes. La encore, on pouvait se demander d’où elle les tirait, elle qui en avait toujours un nouveau à montrer. Auguste, quelque peu excédé par la mise à l’eau de tout son petit effet soigneusement préparé, tira de très mauvaise grâce la carte qu’on lui désignait, la retourna vers lui en soupirant –un cinq de carreau, une carte des plus banales- la reposa, et croisa les bras, sceptique, en écoutant Pia lui dévider un discours absolument abracadabrantesque.

-Et je suppose que maintenant, tu vas retrouver la carte, comme par magie ? Mais c’est du réchauffé, tout ça, la première bohémienne venue ferait la même chose, railla-t-il tout en intercalant soigneusement le petit rectangle de cartons entre deux autres.

Et Pia, en effet, retrouva, avec une hésitation qu’elle eut le bon goût de feindre, ladite carte, et conclut triomphalement son tour. Auguste, qui affichait une expression on ne peut plus blasée –toujours aussi vexé du reste qu’elle l’ait privé de sa belle occasion de placer la fin de son discours pour un pauvre tour qui, quoique d’une exécution littéralement parfaite, n’était jamais qu’un tour de carte. Il y avait tricherie quelque part, et ce n’était pas parce qu’il n’avait pas réussi à voir où qu’il allait se mettre à croire au destin et à toutes ces autres fariboles dont se nourrissent les esprits faibles et inquiets.

-Bah,
fit-il en haussant les épaules, tu as pipé le jeu quelque part, c’est tout. Et pour ce qui est des présages…

Il afficha un sourire railleur.

-Je crois à peine plus aux bons qu’aux mauvais, et encore, c’est bien parce que les premiers sont plus agréables à entendre que les seconds ! Quoique je n’en aie encore jamais vu aucun se réaliser autrement que par ma volonté propre… C’est bon pour les gens impressionnables, ça, de se laisser dicter leur futur par de misérables bouts de papier carton.

Il jeta à Vincent un regard appuyé, ironique. Le valet était tout à fait le genre de personnalité qu’il croyait capable de se laisser démonter par la première prédiction venue –pourvu qu’elle lui soit faite, plus ou moins, sous le couvert très large du manteau des superstitions ou de la foi –les deux du reste se recoupant très régulièrement dans l’esprit décidément très intéressant de Mondor. Cependant, à bien y réfléchir, la carte le laissait songeur ; il en connaissait plus ou moins la signification, puisqu’il était de bon ton de savoir à peu près déchiffrer les signes et autres fadaises empreintes de superstition, de se faire tirer les cartes ou lire les lignes de la main, et la définition qu’on lui en avait communément donnée –à savoir qu’elle indiquait une vie désordonnée avec une tendance au secret, qu’elle préfigurait une rencontre sentimentale ou une rupture violente- lui donnait à penser. Un instant, il s’absorba dans sa réflexion, puis posa rêveusement ses coudes sur la table.

-Si tu as regardé la carte, ou que tu t’es arrangée pour que ce soit celle-ci qui tombe, sache que ce n’est de très bon goût.

Il eut un geste de la tête, comme pour secouer sa torpeur, puis sourit.

-A moins que tu n’aies un talent véritable pour les cartes, auquel cas, je ne peux que te conseiller d’aller très vite amasser une jolie fortune auprès de toutes ces crédules qui vendraient leurs bijoux pour qu’on leur dise ce qu’elles veulent entendre, qu’on leur fasse un peu peur et puis qu’on les rassure bien vite après, à coups de bonnes et de funestes prédictions.


Et puis, l’occasion était trop belle, à présent que Pia lui laissait un peu de place pour s’exprimer, pour rebondir.

-Parce que tu remarqueras bien que c’est souvent les femmes qui tendent à s’intéresser à ce genre de pratiques… Les femmes aiment ressentir une influence supérieure guider leurs actions, leur destin, toutes leurs actions, ce qui leur permet de faire endosser toutes leurs fautes à une supposée Volonté plus forte que la leur, et qui les contraint à pécher, parce que c’était écrit –entre nous, c’est bien commode. Bien entendu, elles ne sont pas toutes ainsi ; certaines deviennent bigotes, voire même entrent en religion, mais ce ne sont guère que les plus extrémistes en la matière ; elles ont simplement choisi de nommer « Dieu » le « Destin », mais au fond, entre ces deux catégories, il n’y a guère de différences.

Il eut un sourire en coin.

-Mon épouse appartenait à la deuxième catégorie de femmes, elle s’est faite religieuse. Curieuse idée.


Mais bien commode, ce qu’il se garda bien d’ajouter. D’ailleurs, il espérait que la chute de son histoire, quoique retardée, produirait un effet suffisant pour compenser son argumentation qui risquait assez de n’être pas vraiment du goût de Pia, quoique lui-même le jugeât plutôt bon, et qui aurait gagné à être développé davantage.
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Une mascarade (Pia) EmptyDim 4 Oct - 14:53

Vraiment, il n’était pas très bon public. Quand bien même elle aurait dû se douter qu’elle n’aurait droit qu’à une moquerie qui badinait avec le mépris, Pia avait osé espérer un peu plus d’enthousiasme de la part d’Auguste. Car il était tout de même plutôt réussi, ce tour ! Pendant que le vidame rabaissait une foi de plus le commun des mortels et louait de façon peu subtile son esprit critique et, par extension, sa supériorité manifeste, Pia mélangea de nouveau ses cartes et refit son tour à Vincent. Et car elle appréciait assez le domestique elle jugea bon de lui attribuer un roi de trèfle plutôt qu’un simple et cynique valet. Satisfaite par une réaction moins misanthrope, la serveuse rangea enfin le jeu dans ton tablier et releva la tête vers Auguste, un sourire en coin en l’entendant enfin admettre la possibilité qu’elle soit douée avec ses cartes. Un début de doute, c’était toujours ça de pris. De bonne grâce elle haussa les épaules et fit une remarque à mi-voix, pour ne pas interrompre le monologue dans lequel son interlocuteur s’était si passionnément lancé. En tout cas il devait être un bien mauvais courtisan à tant aimer le monopole de la parole.

- Dommage, j’connais qu’un tour.

Et au fond, quitte à voler autant le faire en bonne et due forme. Arnaquer les crédules avait beaucoup moins de panache. En plus tout le monde savait que les bohémiennes venaient d’Espagne, pas d’Italie. Oser mettre les deux régions dans le même panier aurait été insultant quand il y en avait clairement une qui dominait sur tous les aspects.
Un peu fatiguée d’écouter Auguste tourner en rond, Pia bâilla bruyamment et balança lentement sa tête de gauche à droite pour étirer sa nuque. Heureusement la chute de l’histoire arriva, produisant d’autant plus d’effet qu’on ne l’aurait jamais attendu à la fin du traité contre la stupidité dans lequel l’aristo s’était lancé.

- Ah bah ça !

Peu encline à le plaindre, elle explosa de rire. La situation était trop cocasse pour laisser place à la compassion. Et puis à vouloir à tout prix caser la fin de son histoire il l’avait bien cherché. A croire même qu’autant qu’il aimait railler il adorait être la cible des gausseries. Encore une fois Auguste rappelait ainsi à quel point il était un curieux personnage.

- Mais ça devrait être rassurant pour toi, en réalité il n’y avait pas vraiment de rival puisque dès le départ tu n’avais aucune chance.  

Sur le papier personne ne pouvait battre Dieu, inutile d’argumenter avec ça. Mais en pratique… Il était beaucoup plus drôle d’imaginer la part de responsabilité qu’avait eu Auguste dans les épousailles de sa femme avec le Seigneur.

- Quoique…  Je ne veux pas critiquer, mais pour avoir réussi à lui faire mettre le voile et à renoncer à jamais plus partager ton lit tu ne devais pas être un très bon mari.
Elle leva les mains à hauteur de son visage comme pour se dédouaner de toute responsabilité.
- Mais encore, je ne veux pas critiquer.

Elle ne voulait pas blâmer, cependant on ne pouvait décemment pas l’empêcher de se lancer dans un constat objectif de la situation. Analyser la réalité n’était pas faire le procès, alors elle pouvait bien s’en donner à cœur joie.
Après avoir fait croire pendant quelques secondes qu’elle avait fini d’imaginer Auguste comme le pire des goujats, Pia reprit donc avec d’autant plus d’entrain.

- Mais tout de même, pour en arriver aux vœux de chasteté et de pauvreté c’est que VRAIMENT elle devait être malheureuse avec toi.

Elle hocha la tête pour appuyer ses propres dires et sous la table donna un léger coup de pied dans le tibia d’Auguste. Geste raté quand en théorie il partait d’un bon sentiment, le genre qui voulait lui faire comprendre qu’en dépit de l’homme terrible qu’il était elle trouvait toujours plutôt sympathique. Et maintenant presque amusant !

- Et puis on dirait bien que tout ton argumentaire avait pour simple but de faire croire – peut-être à raison, je te laisse le bénéfice du doute – que ta femme a épousé Dieu plutôt qu’elle ne t’avait fui. Je ne veux pas sous-entendre que c’est louche mais… On dirait tout de même que ça confirme ma théorie selon laquelle ce n’est pas trop une question de Seigneur mais plutôt une question de toi.

La Vénitienne aurait volontiers continué son raisonnement, mais en cours de route elle se rendit compte qu’elle n’était même pas sûre de comprendre tout ce qu’elle était en train de dire. Si dans sa tête tout était limpide, il lui semblait en effet qu’elle s’embourbait dans une élucidation qui, bien qu’enthousiaste et presque éloquente, manquait tout de même de sens.

- Je ne suis pas sûre d’être très claire… Enfin tant pis, on a l’idée.

Pour donner l’illusion qu’elle ne faisait pas que rire des malheurs d’un client elle rassembla sur le plateau les deux chopes abandonnées plus tôt par les occupants de la table, anticipation du rangement futur. Ce geste absolument inutile fait, Pia fronça les sourcils et se retourna en direction d’Auguste.

- Pourquoi tu me racontes ça alors que tu te doutes que je me moquerai certainement de toi dès que j’en aurai l’occasion ? D’ailleurs, quand je raconterai ton histoire tu préfères que je t’appelle « l’enrubanné que la femme a fui pour un couvent » ou « un chapeauté célibataire par la main de Dieu » ?

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Une mascarade (Pia) EmptySam 7 Nov - 20:22

Auguste ne s’était absolument pas laissé distraire par Pia qui répétait son tour pour le valet pendant même qu’il intercalait vaille que vaille la fin de son anecdote –certes, elle faisait preuve d’une rudesse exemplaire et d’un manque de savoir-vivre extraordinaire, mais après tout, on ne pouvait pas lui en vouloir : elle avait été éduquée aux côtés d’une grand-mère radoteuse qui comparait les tours aux asperges, et cet aspect-là de son bagage culturel avait dû éclipser cet autre. Il y avait une certaine justice là-dedans au fond : au quotidien, il était bien plus avantageux pour elle de savoir tous ces riens inutiles plutôt que l’art de se bien tenir. Elle n’était après tout qu’une serveuse et sa clientèle ne se formalisait pas trop des manquements aux plus élémentaires règles de la vie en communauté puisque eux-mêmes sans doute ne les possédaient pas. Ayant ainsi conclu, le tout sans arrêter de parler, il ne prêta plus qu’une vague attention à la menée du tour de cartes, mais assez cependant pour lever rapidement les yeux aux ciels lorsqu’elle accorda à Vincent un roi, lui prouvant par là-même si cela était nécessaire qu’il avait vu juste : elle avait choisi sa carte, et il y avait de quoi être vexé.

Ce fait ainsi avéré le montra fort peu enclin à la plaindre lorsqu’elle commença à manifester un certain ennui, dont elle fut de toutes façons bien dédommagée l’instant d’après. Tandis qu’elle éclatait bruyamment de rire, Auguste se laissa retomber en arrière contre le dossier de sa chaise, un sourire au coin des lèvres. Son objectif rempli il savourait, sans trop de modestie (ou, si l’on préfère, avec la conscience aiguë de sa propre supériorité qui lui était habituelle) son effet. A la vérité, lui pensait très sincèrement que Pia riait non de lui mais bien de la malheureuse Hélène (en quoi il faisait montre d’un bel aveuglement, mais il imaginait assez mal que l’on puisse prendre le parti de la jeune femme, au vu de la tournure qu’il avait données aux événements. Après tout, la bigoterie exagérée était ridicule, et tout le monde s’accordait là dessus sauf les principaux intéressés bien sûr : ces gens-là étaient incapables d’auto-dérision. )

Pia cependant resta fidèle à elle-même sur toute la ligne. Auguste la regarda se lancer dans une pantomime pour accentuer son discours, concrétisant au-delà de tous les clichés la rumeur qui voulait que les Italiens se montrent aussi volubiles avec leurs mains qu’avec leurs langues. Les remontant devant son visage comme pour mettre à distance ce qu’elle avançait, ou pour s’en protéger, elle exagérait sa prononciation pour mieux faire saillir le point intéressant ; finalement, elle n’était pas si éloignée que cela de la réalité. Seulement, elle prenait les choses à l’envers, mais cela elle ne pouvait pas le savoir, et on était bien forcé de l’excuser. Auguste haussa les épaules, désinvolte, jetant au passage un regard à Vincent qui, chaque fois qu’on abordait ce genre de sujets un peu délicats, paraissait un peu mal à l’aise (peut-être parce qu’il craignait un dérapage, dont il était la plupart du temps celui qui subissait les conséquences, tout innocent qu’il soit).

-Oh, malheureuse, vraiment? Qui t’assure qu’elle n’avait pas une vocation, tout simplement ? Il y a des gens pour faire de ces folies-là, tu sais, et…


Il allait de nouveau se lancer dans une satire des femmes bigotes, voire des bigots tout court, lorsque le pied de Pia rentra dans son tibia. Il grimaça : elle n’était certes pas douée d’une force herculéenne, mais elle avait les pieds pointus, et puis, même alors, c’était l’attention qui comptait. Il se demanda bien en quoi il avait mérité pareil traitement : s’il s’agissait d’un geste de connivence pour mieux faire valoir ses vues, alors, elle avait manqué son but. Il se contenta de manifester la réception du message par un « Aïe » assez peu discret, mais le geste de Pia eut au moins l’effet bénéfique de rassembler son attention autour de la suite de son raisonnement. Il sourit : elle ne réfléchissait pas trop mal. A vous en faire reconsidérer les idées reçues sur l’intelligence des serveuses d’auberge ! Quoique tout bien considéré, il était normal qu’elle soit un peu perspicace. Des histoires de ce genre elle devait en entendre à longueur de soirée, quoique sans aucun doute un peu moins originales : tout le monde ne peut pas se payer le luxe de se marier selon son bon plaisir, et de se débarrasser diplomatiquement de sa femme dès que les liens du mariage se faisaient un peu trop étouffants.

-Tu as une imagination débordante,
sourit-il. Monsieur de La Reynie devrait faire appel à toi, tu lui embrouillerais l’affaire la plus simple et tu lui servirais en prime la tête du présumé coupable sur un plateau d’argent, et avec une justification logique à l’appui encore ! Ma pauvre, tu as écouté trop d’histoires et de racontars, et tes anecdotes te montent à la tête. Une question de moi ! Si tu savais le nombre de ménages malheureux dans lesquels les époux se contentent tout simplement d’éviter de se croiser trop souvent et de se voir une fois de temps en temps, aussi peu souvent que l’exigent la décence, les obligations domestiques et financières, et le besoin de conservation de la lignée… Et ils font très bien avec. Non, si elle est allée s’enterrer vivante au fond d’un couvent glacial, c’est qu’elle devait en avoir un peu envie tout de même, tu ne crois pas ?

Entre demi-vérités et mensonges éhontés, sans compter tout ce qu’il n’avait pas jugé utile de communiquer à Pia, la serveuse ne pouvait pas se faire une idée véritable de la situation de son interlocuteur. Ce qui peut-être valait mieux pour l’image de ce dernier. Voir peser sur soi le soupçon d’avoir fait enfermer sa femme au couvent n’était déjà pas très glorieux (même si on ne pouvait pas nier qu’Auguste était seul responsable de ses paroles…) alors si en plus il contextualisait… Certes il ne cherchait pas à redorer son blason, il ne savait même plus très précisément ce qu’il était venu chercher ici, pour tout dire. Pia, visiblement, qui rangeait les chopes pour se donner une contenance, semblait se poser la même question, à laquelle il serait bien en peine de lui donner la moindre réponse. Calant son menton dans sa main, il fit une moue un peu pensive.

-Dilemme cornélien. Je suppose que la troisième solution, celle qui consisterait à considérer que par respect de la confiance que je t’ai accordée, tu ne vas rien raconter, est à écarter ? En ce cas, disons que la première option sonne mieux. Plus agréable à l’oreille. Mais ne te sens surtout pas obligée d’aller répandre une histoire qui n’a somme tout pas grand intérêt. Et… Si je peux encore abuser de ta patience, évite aussi de l’intercaler entre les anecdotes de tes tantes, grands-mères et autres tenantes du folklore familial. Je ne tiens plus beaucoup à ma réputation, par contre, j’aimerais préserver ma crédibilité.

Il fronça les sourcils.

-Et d’ailleurs, tu ne veux peut-être pas critiquer, mais moi je ne m’abrite pas derrière des excuses aussi peu crédibles, et je me permettrai de te faire remarquer que tu n’es, à ma connaissance, pas mariée. C’est un état qui t’es totalement inconnu. Ce qui te rend tout à fait inapte à juger… Et même à imaginer, je gage. Plus de liberté ! Voilà ce que cela veut dire. On te passe –pardon, on se passe soi-même- un anneau au doigt et une chaîne aux pieds. C’est l’asservissement, mais c’est l’asservissement volontaire. On s’enterre, soi-même, vivant, dans un immobilisme qui durera jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre –entre parenthèse, il y a là de quoi pousser à l’homicide-, on se condamne à porter jusqu’à la fin une étiquette, à accoler son nom à celui d’une autre, et on s’interdit à tout jamais de regarder ailleurs. Se marier, se faire ermite, c’est finalement assez comparable : on meurt au monde, avec la différence majeure que dans l’ermitage, au moins, on n’a pas à supporter les constants reproches d’une furie ! C'est un fait; on s’arrange mieux avec sa conscience qu’avec une épouse. Et à la réflexion, cela doit fonctionner à double-sens.

D’un geste désabusé, il passa sa main devant sa figure, d’un geste vague, en secouant la tête avec regret. Vraiment, quel besoin de se conformer encore à ses usages moyennâgeux ! Le mariage, ses liens sacrés, tout cela n’était que façades et ornements et n’avait pas beaucoup d’intérêt ; après tout, si l’espèce humaine avait été parfaitement statique en toutes ses actions, cela ferait longtemps qu’on l’aurait su. Il fallait du mouvement, du changement, des chausses-trappes et des rebondissements, sans quoi quel intérêt pouvait bien avoir la vie ?

-Ne te moque pas, c’est très sérieux. Regarde : considère que le mariage, au bout d’un temps plus ou moins long, finit toujours par devenir l’ennui. A moins bien sûr, de mourir jeune… Les grands amoureux atteignent rarement les soixante ans. Quelle valeur peut bien avoir une vie entière d’ennui ? Six mois de bonheur ? Mais ils sont noyés sous les trente, les quarante années d’ennui, de ressentiments, d’agacement mutuel qui s’ensuivent ! Non ; mieux vaut profiter du temps que nous passons sur terre, à défaut de savoir si oui ou non il y a un Ciel. Les dévots peuvent bien se récrier et agiter tous les Enfers qu’ils voudront, dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de Paradis, ils seront bien attrapés.

Auguste, presque théâtralement, avait appuyé chacun de ses arguments d’un mouvement du bras, de haut en bas, comme pour donner un peu plus de valeur ou pour souligner ses propos. Il resta un instant songeur, puis sourit :

-D’ailleurs, il est presque plus probable que l’Enfer ait été inventé par ceux qui n’osaient pas franchir le pas vers leurs penchants critiquables pour se venger de ceux qui eux, avaient un peu plus d’audace et leur renvoyaient l’image de leur échec que ce qu’il ait été créé pour punir les pécheurs, puisque Dieu est amour et pardon selon les discours qu’eux-mêmes prônent…

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Une mascarade (Pia) EmptyDim 6 Déc - 12:07

Ne rien raconter ? Peu probable. A présent qu’elle tenait une nouvelle histoire – vraie et cocasse par-dessus le marché – elle comptait bien en faire profiter son public. Quelques jours au moins, jusqu’à trouver quelque chose d’autre. Car les anecdotes de maris délaissés, à défaut de tirer la corde de la pitié, faisaient généralement beaucoup rire. Et un client amusé était un client qui buvait. Pour ce qui était du folklore familial elle ne garantissait rien non plus, on ne perdait pas les bonnes habitudes sous prétexte d’une demande, toute bien formulée soit-elle. Et quant à la crédibilité, Pia devait bien avouer qu’elle ne concevait pas la moindre différence avec la réputation. Problème de langue peut-être. Mais pour ne pas paraître idiote face à Auguste qui se pâmait de grands discours, d’airs savants et de gestes intelligemment désabusés, la serveuse se contenta de hausser les épaules. On n’avait jamais tort avec un haussement d’épaules ; cela donnait une attitude tout au plus désabusée mais jamais trop sotte. Il semblait d’ailleurs qu’il n’en faille pas plus au vidame pour l’encourager à continuer. Un sujet aussi banal que le mariage, un simulacre de public et voilà qu’il se sentait sur les planches. Avec ses beaux monologues il ferait presque un excellent candidat pour une troupe de théâtre. Ou grâce à ses tirades peu conventionnelles au moins un bon sujet d’inspiration. Des comme ça on n’en voyait pas tous les jours, on pouvait l’affirmer sans mal. Et pourtant Pia en avait croisé beaucoup, des clients en tous genres. Celui qui se croyait chez lui et mettait ses sales pieds sur la table, cet autre qui prétendait toujours hésiter entre vin et bière et finissait inlassablement une chope devant lui, l’habitué qui criait au scandale si on avait l’audace de ne pas lui avoir gardé sa table, ou bien sûr le lubrique qui faisait traîner ses mains partout et surtout là où il ne fallait pas. Des années à traîner dans cet endroit presque miteux, souvent la sensation d’avoir tout vu et tout entendu, et pourtant à l’occasion des soubresauts de surprise. Au fond ce devait être pour cela qu’elle appréciait assez Auguste. Vaniteux et fier représentant de ce qu’elle détestait mais capable d’étonner et de distraire par l’originalité. Deux qualités qui valaient bien qu’on lui consacre un peu de son temps, d’autant plus qu’il n’était pas bien précieux.
Tout en frottant avec un ongle et sans grande volonté une vieille tâche de son tablier, Pia écouta môsieur le philosophe, léger sourire au coin des lèvres. Elle était bien pessimiste sa vision et cela se voyait qu’il n’avait surtout pas été capable de se trouver la bonne épouse. Ceux qui étaient heureux en mariage – et ils existaient ! – n’étaient assurément pas aussi morbides et de manière générale ne trouvaient pas tant à redire. Aussi fallait-il croire qu’il n’y avait que les maris frustrés pour se plaindre.
Quand il lui en laissa le temps elle ne manqua pas l’occasion de glisser une remarque.  

- Pas à ta connaissance mais peut-être quand même.

Certes elle n’avait jamais été et ne serait probablement jamais la femme de quelqu’un, mais il aurait au moins pu lui accorder le bénéfice du doute au lieu de sembler si catégorique. Question de bienséance. Mais cela, elle s’en moquait assez.

- Et même si je ne suis pas mariée j’en connais assez pour savoir que tu ne racontes que des âneries. D’ailleurs les comédiens italiens disent parfois un peu la même chose, ce n’est pas bon signe pour toi…

Et sur scène le mari désabusé ne tenait jamais le bon rôle. Pensée qui la fit légèrement rire, de toute évidence au déplaisir d’Auguste qui ne manqua pas de la couper pour reprendre sur le ton du sérieux.
Mais cette fois-ci le fond de sa pensée ne lui plu absolument pas. Se retenant de se cacher les oreilles, la Vénitienne se redressa tout de même vivement pour pointer en direction de de Villiers un index accusateur.

- Ne blasphème pas !

Tout de même ! Il y avait quelques sujets avec lesquels on ne badinait pas et Dieu en faisait partie. Se moquer des dévots, on pouvait le faire à n’en plus finir, mais bonne catholique qu’elle était Pia se faisait la défenseuse de la parole sacrée. Il y avait des notions qui ne se remettaient pas en question : fin du débat. Un peu vexée qu’il se croit tout permis, même une effronterie qui devenait trop grande pour être risible, elle perdit naturellement un peu de son sourire pour une mine plus renfrognée. Tout en se levant elle fronça les sourcils en direction du noble, consciente qu’il se moquerait volontiers d’elle et de sa soudaine piété mais malgré tout peu encline à tout lui laisser passer. Vraiment, il y avait des limites qui valaient mieux ne pas être franchies.

- Crois ce que tu veux, mais ne mêle pas trop Dieu à tes raisonnements.

Avoir besoin du Seigneur pour appuyer ses propos c’était de toute la preuve façon qu’ils ne tenaient pas debout. Tout fin raisonneur devait se contenter du logos pour arriver à ses fins et blâmer le tout puissant afin de se donner raison n’était qu’une preuve que sa pensée n’avait aucun sens. A vrai dire Pia n’était pas tout à fait certaine d’avoir suivi le pourquoi du comment Auguste mêlait paradis et enfer à son histoire mais elle était au demeurant sûre qu’il avait tort de le faire. Les deux mains appuyées sur la table, elle était résolue à le lui faire entendre.

- Je vous aime bien, toi et tes grands discours, cependant attention tout de même à respecter ce qui est important.

La chose étant dite elle se redressa et acquiesça légèrement la tête, sans rancune.

- Ca va pour cette fois, mais à la prochaine tu me devras une plume de chapeau pour te faire pardonner, déclara-t-elle en relevant le menton pour se donner une attitude résolue.

Puisque finalement elle ne lui en voulait pas vraiment, trouvait simplement son fond de fervente croyante un peu bousculé. Faire payer cher à Auguste chaque mot de travers suffirait donc. Potentiellement. Et par acquit de conscience elle irait tout de même déposer pour lui un cierge à l’église, il semblait en avoir bien besoin.
Jugeant que la dynamique de la conversation avait été rompue par ce début d’hérésie, Pia fit le tour de la table pour se diriger vers le comptoir, mais au passage se fraya un chemin par-dessus l’épaule d’Auguste pour tendre la main jusqu’à son chapeau et piquer agilement ce qu’elle avait juré de réclamer la prochaine fois. Une jolie plume à la main et un plateau dans l’autre elle s’éloigna donc avant qu’il n’ait le temps de reprendre ce qui lui appartenait et pour le narguer une dernière fois de loin.

- D’ailleurs j’en prends une en avance. Et si quand on se revoit tu te montres irréprochable je te la rendrai.

Signe qu’en dépit de la note un peu mitigée sur laquelle il se quittait il restait le bienvenu ici. Tout diable qu’il était il était finalement trop signe de bonne humeur pour être chassé.

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Une mascarade (Pia) EmptyMar 29 Déc - 21:56

Le tour nouveau qu’avait imprimée à leur discussion Auguste semblait déplaire à Pia. Elle ne faisait pas montre d’une grande ouverture d’esprit ! Mais était-ce étonnant, vraiment ? Son éducation populaire ne lui avait pas donné les outils nécessaires à la compréhension de son argumentation. Engluée dans les préjugés qui étaient (selon le préjugé non moins tenace du vidame) le lot commun des gens de sa condition, elle ne pouvait pas s’élever jusqu’aux hautes cimes où il essayait en vain de la hisser.

Le plus sage, arrivé à ce point, aurait été de s’arrêter là et de remettre à plus tard la suite de l’argumentation –voire de la garder par devers soi, en vertu de ce bon principe selon lequel on ne jette pas de confiture aux cochons. Ses raisonnements étaient de toute évidence trop fins pour la jeune femme, il fallait se résigner, prendre son parti et s’en aller. Mais Auguste n’avait jamais été quelqu’un de brillant par sa sagesse, et pousser trop loin ne lui avait jamais fait peur –et sûrement pas face à une petite serveuse d’une auberge qui ressemblait plus à un bouge qu’à un établissement digne de ce nom. Et même s’il avait conçu, Dieu seul sait pourquoi, quelque estime pour elle.

Il la laissa piquer une plume sur son couvre-chef, en souriant même un peu –elle était bien gentille, avec ses simulacres de gages, mais une plume de plus ou de moins ne changerait pas la façon qu’il avait d’appréhender le monde. Il n’avait pas besoin de plumet pour souligner sa morgue, elle se suffisait bien à elle-même.- et arranger son plateau, se lancer dans le rangement. Il ramassa sur la table le couvre-chef amputé et se leva.

« Ne te vexe pas ; je comprend que tu ressentes mes paroles comme une agression envers des croyances auxquelles tu es attachée… »


Pour un peu, après cette belle entrée en matière, il se serait presque excusé.

« Mais enfin, reconnais-le : tu n’as pas plus de moyens de montrer que ce que je dis est faux, que tu n’en as de prouver l’inverse. Tu fondes ton indignation sur le fait que je remets en cause des acquis qui t’ont été inculqué depuis ton enfance, et que tu n’oserais même pas remettre en question, parce que personne ne te le permettrait… Tu raisonnes presque en terme de superstition, et les superstitions, Vincent pourra te le confirmer, n’est-ce pas, Vincent ? »
Il lui glissa un regard en coin, un sourire ambigu, presque méchant, aux lèvres. «  Je t’aime bien, Pia. Je ne dis pas ça pour te blesser. Mais je pense que tu ne peux pas comprendre cela. Ce n’est pas de ta faute ; il faut avoir un peu plus de bagage culturel que les récits de ta grand-mère pour voir la supercherie, l’hypocrisie de tous ceux qui vous enchaînent avec des discours moralisateurs, culpabilisants. Les règles morales sont plus oppressives que les lois, parce qu’elles ne sont jamais remises en cause, parce que les contester, c’est s’affirmer comme un hérétique. »

D’un geste ample, il plaça sur sa tête le chapeau. Le large rebord jeta une ombre sur son visage, masquant une certaine exaltation. Il n’avait peut-être jamais parlé aussi sincèrement à quiconque –Pia aurait au moins pu faire l’effort d’être flattée. Au lieu de cela, il était probable qu’elle prendait cela pour une énième pose, un discours de plus dans lequel une certaine dose de conviction se mêlait à une mise en scène consciente, une théâtralisation des idées. Voire pour de la provocation, ou de l’abus. Qu’importait ! Auguste parlait autant pour lui que pour elle, plus peut-être.

« La religion, c’est un maître de plus. Et un maître auquel on ne peut pas résister. Ce qui me le rend insupportable. Je ne dis pas que Dieu n’existe pas ; entendons nous bien là-dessus ; je dis que les hommes l’instrumentalisent un peu trop. Tu me reproches de mêler Dieu à mes discours pour argumenter mon point de vue ? Mais je te répondrais ceci ; que fait donc Sa Majesté, qui se proclame monarque de droit divin, et de fait inattaquable, s’il ne « mêle pas Dieu à ses discours » ? »

Vincent, à côté de lui, paraissait presque aussi désabusé que désespéré. Rien d’étonnant à cela : le pauvre valet voyait toujours les conséquences des blasphèmes de son maître, outre que lui aussi n’aimait pas trop les subir. Auguste n’avait jamais eu aucun remord à malmener ses convictions, quoique d’ordinaire il ménageât un peu plus celles des autres, ne serait-ce que par souci de ne pas s’attirer trop d’ennuis. Il poussa la porte, après un simulacre ironique de salut à la jeune femme.

« Oh, et…Tu peux garder la plume, maintenant… Il ne fallait pas la prendre, c’était m’inciter à continuer ; et puis, je voyais bien que tu lorgnais dessus depuis tout à l’heure, et comme tu n’aurais sûrement pas accepté un cadeau… Il fallait bien trouver un moyen de te la faire garder ! » lui lança-t-il par dessus son épaule.

Il la quitta sur un rire moqueur. Il avait exagéré. Pia se vexerait, sûrement, mais il verrait plus tard à recoller les pots cassés. L’air frais, après l’atmosphère lourde, confinée, étouffante, de la salle de l’auberge, qui rendait confuses les idées et malmenait les sens, lui fit le plus grand bien. A ses côtés, Vincent trottinait en silence, un silence réprobateur, auquel il ne prêta pas la plus petite attention –qu’il pense ce qu’il voulait, il était le valet, son rôle était de suivre et de subir, c’était tout, et réprimander son maître sur sa conduite sortait très nettement de ses attributions.
Spoiler:
Auguste de Villiers
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