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 La grande évasion


La grande évasion EmptyJeu 18 Aoû - 0:39

Floc.
Floc.
Floc.
Suinte la pierre en gouttes mornes, lentes, si lentes – peut-être toujours la même, prisonnière du cycle éternel qui creuse la matière et la patience. D’heure en heure, Bianca Albin beuglait entre ses barreaux un chapelet d’insanités à peine distinctes, aussitôt éparpillées dans les souterrains du Châtelet enrhumé ; puis elle s’effondrait de fatigue et flottait quelques heures dans un sommeil nauséeux. Au réveil, elle braillait encore. Pour qui ? La Reynie était loin. Un geôlier se fendait parfois d’un rappel à l’ordre inutile ; un autre lui écrasait les phalanges contre les barreaux d’un coup de botte… mais dans l’ensemble, l’oiseau pouvait toujours chanter. La belle affaire !
Un jour.
Deux jours.
Trois jours.
Jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus.
Jusqu’à ce que, trop épuisée pour piailler, trop frustrée pour dormir, la larronne impuissante en fût réduite à subir la terrible attente, cantonnée à reconnaître le timbre de ses potes dans les échos hurlants qui secouaient parfois le silence. Si au moins elle avait pu dire : c’est l’Ours, c’est Marelle, c’est Crissejoie… Mais l’épaisseur puante des cachots déformait la douleur comme une vitre mal essuyée.
Quatre jours.
Cinq jours.
Six jours.
Jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus.
Jusqu’à ce que le clapotis tenu de l’humidité résonne aussi fort que sous le bourdon de Notre-Dame.
Floc.
Floc.
Floc.

***

Les premiers rayons s’infiltraient à peine dans le cloaque lorsque Gros Jacques frappa la gamelle de terre cuite contre les barreaux de Bianca. Faute de réponse, il plissa les yeux. Dans le coin le plus sombre s’élevait une masse insensiblement plus noire, petit monticule d’immondices résorbé contre le mur. La raison seule, couplée à un effort d’abstraction inhabituel, l’autorisait à y reconnaître la forme contrefaite de la larronne ; encore eut-on juré que le dos formait un angle malsain, comme un animal brisé en deux.
Gros Jacques hésita. Il tapota encore deux fois la gamelle contre le fer rouillé ; mais la musique discordante de la pitance ne sembla pas faire réagir la bête prisonnière. Avait-elle canné ? Il se remémora le sale état dans lequel on l’avait trouvée après la visite du lieutenant et de son chien, et les murmures de ses compagnons geôliers en poste ce jour-là. On avait entendu Sorbonne grogner tant et plus, puis des bruits de lutte et un halètement plaintif. Le lieutenant, il était pas connu pour faire dans la dentelle. Au point de faire bouffer la racaille par son chien ? Dame ! Oui, si l’envie l’en prenait. Même pas par plaisir démoniaque, non non ; c’était juste une sale race. Fallait bien ça pour se faire respecter, dans la partie.
Gros Jacques envisagea que la truande ait pu être plus blessée qu’on ne s’en était aperçu. Il n’y avait rien là que de bien ordinaire ; pour ce qu’on s’occupait des locataires… Un coup de patte perdu, une cote brisée – tout allait si vite. D’autres ne tenaient même pas une semaine. Il força davantage ses yeux, tâchant de distinguer si un souffle de vie agitait encore la carcasse noirâtre.
Oui !
Là !
Ou était-ce un courant d’air ?
Ah, ça !
Il passa la gamelle sous les barreaux, non sans verser une partie de son piteux contenu, puis fit mine de s’éloigner… Mais la curiosité l’emporta. La clef tourna dans la serrure sans que la silhouette avachie eût esquissé l’ombre d’un mouvement.

Albin n’était plus qu’une flaque de haine. Les quolibets de ses gardiens ne l’atteignaient même plus, glissant à la surface comme un zéphyr, presque une caresse, la preuve lointaine qu’elle vivait encore – juste assez, du moins, pour qu’on lui crache dessus. Vacherie au carré. Heureusement, la sophistication lui manquait pour voir les choses sous cet angle.
Les gammes de la mauvaise poterie contre les barreaux lui parvinrent de très loin – puis la fausse note de la clef qu’elle distingua à peine du reste.

Gros Jacques n’était pas vraiment gros. Plutôt pâteux. Pataud. Trapu, mais sans allant.Tout juste bon pour colmater les murs de la plus sale prison de Paris. Un sac de sable, en somme – et bien content qu’on ne l’envoie pas au casse-pipe dans les coupe-gorges de Paris, où l’on fendait du sacré à la trouzaine. Garde-chiourme, ça lui convenait. Il conservait l’avantage. Sans se complaire exactement dans la souffrance des prisonniers, il asseyait avec certaine satisfaction  sa petite autorité sur cette lie humaine, prouvant en quelque sorte qu’il n’était pas le dernier des derniers. Toujours ça de gagné dans la grande course sociale.
Il approcha prudemment de la masse recroquevillée. Fallait quand même pas le prendre pour un jambon ! Main sur la garde son poignard, prêt à parer à tout mauvais coup, il décocha un solide coup de pied dans les reins exposés. La forme tremblota comme une part de flan. Rien d’autre.

Dans le secret d’un monticule de kératine et de saleté, des paupières bleuâtres s’ouvrirent sur un regard injecté.

Pas de réaction, c’était bon signe, non ?
Enfin, « bon »… Dépend pour qui. Un sourire immonde perça les joues du Gros Jacques. Il relâcha la prise sur son poignard, tout à fait rassuré. Si Albin n’était pas clamsée, pour sûr, elle s’en approchait ; avec un peu de chance, il obtiendrait du galon pour avoir notifié le lieutenant qu’elle lâchait la rampe. Mieux valait qu’une prise pareille se débatte en place de Grève. Un genre de lutte contre le gaspi, en somme.
Il se pencha sur la forme puante.

La douleur n’était rien – un aiguillon dans le dos, un signal, top départ. Le reboot d’un instinct primal tapi sous les décombres. En-deçà de la conscience, le désir pur frissonna comme au premier éveil, impalpable sous la peau lourde ; et ce tressaut suffit à relancer la machine-fauve. Enfin un combat. Enfin quelque chose. Enfin.
Bianca eut été bien incapable de comploter un guet-apens ; du reste, alors même que l’occasion s’offrait sur un plateau d’argent, elle manqua la perdre en bondissant trop tôt. Or, la pulsion de vie musela la pulsion de mort, et l’espace d’une seconde – l’essentielle – la truande ne moufta pas sous l’haleine du geôlier.
Bianca Albin
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La grande évasion EmptySam 20 Aoû - 22:02

Le souffle aigre, caverneux s’épandit à travers sa chevelure maculée de crasse. Relents d’oignons. De vieux fromage. De sucs gastriques. Rien, en soi, qui alarmât l’odorat émoussé d’une fille des bas-fonds ; en revanche, la nature même du responsable de ces effluves la révulsait.

    - T’aurais seul’ment pu faire la morte, remarqua le Long – et frissonna sous le regard assassin de Bianca. Eût-elle été moins esquintée, il ramassait une beigne.
    - T’es pas un peu fou ! se récria le cousin au père Lebrou, le gargotier de la rue-aux-chats (toute la famille ne s’en sortait pas aussi bien, socialement). Pour finir vivant dans la fosse, à pourrir parmi les copains ?
    - Elle aurait pu…
    - Que dalle. Les chiourmes, ‘sont pas si bêtes. Vérifient avant d’lâcher un cadavre. À grands coups d’latte – précisa le cousin Lebrou en battant l’air de ses grandes pognes. J’ai connu un gars qui connaissait un gars qu’à essayé d’se faire la malle comme ça. S’est fait prendre… Les chiourmes y ont crevé l’bide et laissé parmi les macchabées. Même qu’il a commencé à pourrir avant même d’êt’ mort.
    - Et comment il savait ça, ton gars ?
    - Chais pas. P’t’êt’ ben qu’il l’avait vu. Il savait, c’est tout.
    - S’il l’a vu, croassa Bianca – et sa voix rauque, métallique, s’abattit comme un couperet sur la table – s’il l’a vu et qu’il l’a laissé à calancher, c’t’un traître, ton gars. T’aurais dû l’crever.
    Les deux zigs baissèrent le nez dans leur vinaigre et ne pipèrent plus mot. Quand Albin se fichait en rogne, mieux valait pas la titiller. En tout cas, une chose était sûre : le Châtelet avait rien entamé de son foutu caractère. Le Long regretta presque de lui avoir offert un abri pour quelques jours.


Gros Jacques secoua la silhouette naufragée avec une manière de précaution presque maternelle. La vie paraissait ne s’y accrocher que par un fil. Pauvre chose… La Reynie l’avait bien malmenée. D’accord : on prétendait qu’elle appartenait à la crème des Miracles – mais quand même ! C’était bien triste de voir un être aussi mal en point. Une femme, en plus. Un homme l’eût moins ému ; une jolie créature, davantage. Celle-ci, sans exciter désir ni attendrissement, appelait par sa nature de femme tous les réflexes d’une certaine éducation vaguement bien intentionnée.
Quand il se pencha résolument pour déplacer Bianca Albin, il ne se méfiait plus.
Elle n’aurait pas de deuxième chance. Il fallait que ça marche, maintenant, ou elle allait mourir. Ça lui faisait rien, de mourir. Mais sans combattre ? Pouah.

D’un coup de rein, la truande se jeta à la gorge du geôlier. Il n’eût pas le temps de crier : il ne vit qu’une gueule grande ouverte, gouffre noir ourlé de petites perles jaunes, qui s’élevait vers lui comme un mauvais rêve. Avant qu’il réalisât, une pogne crochue agrippait sa mâchoire, la tirait vers le bas, enfonçait dans sa gorge des doigts chemisés d’immondices. Le réflexe nauséeux manqua l’étouffer. Une toux sourde agita son cou de taureau, luttant contre le corps infâme, sans parvenir à l’expulser. Au même moment, une douleur foudroyante éclata à la base de l’encolure.
Il se cabra. Ses larges pognes s’abattirent sur le cerbère agrippé à sa gorge ; chaque effort pour le repousser semblait resserrer sa gueule anthropophage.
Bianca ne sentit rien des coups de poings ni des morsures. L’émail broyait en vain sa main muselière. Et si sa proie lui arrachait des cheveux, lui lacérait la peau, quelle importance ? Elle n’avait plus que ça. Ce gâfe-ci paierait pour toutes les heures interminables à tourner en rond, impuissante, inutile, coupée du monde et des vivants dans une cage où l’on ne daignait pas même lui jeter un adversaire. Le sang qui lui coulait dans la bouche sentait le fer et la vengeance.

Spoiler:

Ils luttèrent longtemps, dans un silence ponctué de respirations lourdes et de râles gargouillants. Les mains palpaient. Les muscles se bandaient. La sueur dégorgeait par tous les pores. Chacun poussait de toutes ses forces, cherchant la faille de l’adversaire, n’en trouvant pas – refusant cependant de rien lâcher, sous peine de perdre le maigre ascendant qu’il conservait sur l’autre.
Finalement, Gros Jacques parvint à coincer son pouce contre le renfoncement de peau tendre, à la base du cou, et comprima la trachée de son adversaire. Effet immédiat ! Privée d’air, Bianca lâcha prise en toussant, et le projeta par réflexe contre le sol.
Toute la combattivité du chiourme s’était éveillée. La truande n’était plus une femme, ni une prisonnière : c’était une bête, un animal à abattre au plus vite. Bianca, quant à elle, cracha un mélange de sang et de glaires. Elle observait son coriace opposant avec une sorte de joie sauvage. Le flot de sang échappé de sa gorge assombrissait tout son poitrail ; il appelait à l’aide, mais dans un soupir détraqué qui ne portait pas plus loin que les barreaux. Pourtant, il vivant. Prêt à en découdre. Ô ! L’envie de mordre encore… De porter le coup fatal à un suppôt de La Reynie…

La prudence l’appelait à ne pas s’attarder ; mais la prudence en elle n’avait jamais possédé qu’une toute petite voix.
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La grande évasion EmptyDim 21 Aoû - 22:28

La soif de vengeance, elle, vociférait. Bianca se rua toutes griffes dehors sur le geôlier. Mais cette fois, il était prêt : précipitant les doigts vers sa ceinture, il saisit le petit poignard qu’il y avait rangé et le planta dans le premier morceau venu. La douleur se répandit en nappe brûlante sur le flanc de la truande.

Spoiler:

Rugissement sourd. Bianca s’effondra de tout son poids sur l’adversaire, l’écrasant à nouveau contre le sol. Tout juste eût-elle la présence d’esprit de lui asséner un coup de tête dans le menton : les dents du geôlier claquèrent. Son crâne frappa les dalles avec un son mat. Foutre-Dieu ! Fallait torcher l’affaire, et fissa. Pas le temps de le finir. Pas le temps de récupérer les clefs. Elle pressa les doigts autour de la lame et se dressa avec difficulté, esquivant les torgnoles aléatoires lancées par le geôlier endolori ; puis, elle clopina vers la porte. Lui tenta un croche-pied, qu’elle n’évita que de justesse.
Un instant plus tard, elle claquait la grille et s’éloignait dans le couloir.

Le gâfe, désorienté, roula sur le ventre. Le simple effort de tenir sa tête droite lui provoquait des vertiges. Il lui semblait que des torrents de sang pulsaient dans son cou et se déversaient dans la vase, parmi les fluides corporels des voyous et des criminels qui avaient habité la geôle. Peut-être même ceux de cette garce.
Lentement, péniblement, il se traina vers les barreaux. Elle ne perdait rien pour attendre.

Pas après pas, même décor : une enfilade de cages borgnes, vides pour la plupart. Sans doute un coup de cette raclure de La Reynie, comprit vaguement Bianca – et cette pensée décupla sa rage. Il fallait un esprit subtil, subtilement pervers pour comprendre quelles tortures causeraient la solitude à une créature de son acabit. Des compagnons d’infortune eussent été une bénédiction ; elle eût ri, craché, hurlé à la mort avec eux. Attisé la révolte de leurs derniers instants. Allumé le feu de l’insoumission dans leurs sales carcasses. Carne ! Même des inconnus, même de fieffées lavettes, même des ennemis jurés eussent fait l’affaire, pourvu qu’il y eût quelqu’un.
Mais non.
Et nul moyen de savoir si elle avançait vers une figure amie, vers la garde, ou un cul-de-sac.

- Bianca ? grinça une voix sortie de l’ombre.
L’interpellée scruta avidement le fond du cachot. Une forme disgracieuse se détacha peu à peu du sol, coulant dans la lumière. Crissejoie ! Bianca mit genou à terre, agrippant la ferraille comme une affamée. Ses escarbilles brillaient derrière la crasse comme de larges billes de verre.
Un sourire déchira la mâchoire de l’avorton.
- Si j’m’attendais… J’pensais qu’t’étais canée.
- On cavale, mon Crisse. C’est l’heure, murmura-t-elle avec une manière de tendresse brusque. Elle leva les yeux vers le verrou, et se rehaussa à hauteur pour envisager le mécanisme. Gros ouvrage. Solide. Y’aurait du fil à retordre. Le bout de ses doigts pianota contre la lame encore fichée dans son corps. Faut qu’on trouve les aut’. T’sais point où y sont ?
Sa main remontait déjà le barreau quand l’autre l’arrêta d’une paume râpeuse. Coup d’œil surpris. Les petits yeux noirs du tirelaine pétillaient d’amertume, enfoncés dans un visage sec, à la peau toute tirée, trop ridée pour son âge.
- Bianca, Bianca… Crissejoie causait comme une porte couine. Y’a plus d’aut’.
Silence.
- L’Ours est mort, Bianca.

Pendant ce temps, Gros Jacques se hissait aux barreaux, clef en main, appelant d’un filet de voix.
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La grande évasion EmptyLun 22 Aoû - 21:10

- Fous l’camp.
- Va crever.
La truande avait l’expression malheureuse – c’était là son moindre défaut. Grignant de douleur, elle extirpa la lame de sa blessure et l’examina d’un œil expert. Trop large, bien sûr. Les clefs de l’autre teigneux manquaient mortellement. Enfin… On ferait avec les outils à disposition, si mal ajustés fussent-ils. Elle commença à insérer le poignard dans la serrure, tâchant d’atteindre le mécanisme. Crissejoie siffla :
- Bianca… Tu peux pas m’sauver, Bianca.
Cause toujours… Elle n’abandonnerait pas un copain. Le coup de massue de tantôt ne lui coupait pas les pattes, bien au contraire.
- Bianca… C’est ma faute.
Elle s’arrêta net. Les deux noyaux d’olives qui servaient d’yeux au copain la fixaient dans l’ombre. Le murmure crissa sur les pierres :
- C’est moi qu’ai parlé aux lapins ferrés. Y m’ont forcé.
La stupeur figea la frimousse crasseuse. L’espace d’un instant, il régna dans son crâne un silence de mort, si lourd, si bruyant qu’elle ne questionna rien – pas même le ton humide de Crissejoie, pas même sa mine misérable, et surtout pas cette expression de tendre résignation qui déformait sa large gueule pincée. Il roula en arrière pour éviter les griffes jaillies d’entre les barreaux.
- Traître… cracha-t-elle d’une voix blanche avant de s’affaisser douloureusement sur les dalles.

- À moi… crachota Gros Jacques, une main plaquée contre sa gorge sanglante. Il avançait comme un pantin, moitié affalé contre le mur pour ne pas s’effondrer. Chaque pas, une ordalie. Le premier de ses camarades le chambra de loin : « Eh bah Gros Jacques ! T’as encore bu ? Pendant l’service, c’est propre ! » Mais la rigolade tourna court.
Un instant plus tard, la gâferie alarmée entourait son congénère. Tandis qu’on portait Gros Jacques au-dehors, vers qui le saurait soigner, les gaillards s’organisèrent. Deux par ci, trois par là, un pour quérir la relève : pas de temps à perdre ! Cette satanée créature ne l’emporterait pas en paradis.

Il ne fallut pas longtemps avant que deux gars s’engouffrent dans le couloir nord, la lame au clair, bien décidés à faire de la charpie. Dans le fond, une forme noire râlait contre les barreaux d'une cage.
- Elle est là ! brailla l’un d’entre eux en s’élançant, son compagnon sur les talons. Bianca se releva, vive comme une outre crevée. Vas-y… Vas-y, provoqua l’autre. Montre les crocs, la bête ! Tu f’ras moins la fière quand on t’les arrach’ra !
- On va t’soigner, mignonne…
Le premier porta un coup d’estoc qui manqua la faire trébucher ; mais une main râpeuse l’avait saisi au mollet, coupant court à son élan. Il s’étala de tout son long. L’autre, surpris, s’écrasa par-dessus.
Bianca ne s’étonna guère de l’intervention in extremis de Crissejoie. Dans perdre un instant, elle arracha la lame des mains du premier chiourme, et la planta sauvagement à la base des deux crânes dans un halètement de rage.

Spoiler:

Aussitôt, la violence déployée la jeta à quatre pattes dans le sang répandu, épuisée par l’effort.
- Bianca !
Respiration rauque. Sifflante. Tonitruante.
- Bianca !
Une mixture explosive de colère, de douleur et de satisfaction cruelle agitait toute sa carcasse d’un tremblement.
- Bianca, bon sang ! Chope son manteau !
Crissejoie, rétracté dans sa cage, buvait le spectacle de ses mirettes exorbitées. La truande lui jeta un regard mauvais.
- Fais pas ton corniaud ! supplia-t-il. Tu sais qu’c’est c’qu’y faut faire. Qui va venger l’Ours, sans toi ? Qui va s’occuper d’Gaby l’Magnifique ?
La remarque fit l’effet d’une gerbe d’eau glacée. Elle eût brulé ses dernières forces pour détruire jusqu’au dernier ce nid d’enflures. Ici, au cœur même de l’ennemi, y’avait fort à frapper – droit dans le Saint-Châtelet. Oui, bien sûr. Mais sans Gaby, ça n’aurait pas le même goût. Son désir de vivre, allongé d’une soif intarissable de vengeance, ramena un semblant d’ordre dans une tête sauvage. Elle arracha le manteau du chiourme du dessus, s’emmitoufla dedans, et s’éloigna sans un regard pour le traître.
Crissejoie, la gueule collée aux barreaux, regarda la silhouette de guingois disparaître derrière un rayon de lumière crachée ; et il regardait encore, longtemps, longtemps après qu’elle eût disparu. Adieu l’espoir. Adieu Bianca. Dieu pardonne, parait-il, à ceux qui ont aimé.

Toute boitillante, la lame pressée contre son flanc – entre la paume et la blessure, dans un drôle de pansement – la truande remonta le couloir, droit sur la piaule des geôliers. Le manteau remonté lui couvrait à moitié le visage ; une gerbe de cheveux en pagaille achevait de la dissimuler. Fallait que ça passe. Bientôt, un trio de gus apparut courant dans sa direction. Elle eut le réflexe de tirer l’épée, mais se ravisa : pas prudent. Vraiment pas prudent. Même pour elle. Elle joua son va-tout :
- Par là ! appela-t-elle donc d’une voix de rocaille.
Entre les bottes qui claquaient sur les dalles et la fatigue qui lui alourdissait la gorge, on croyait aisément à un cri d’homme. L’ombre masquait suffisamment ses contours. L’odeur ? Omniprésente. La claudication ? Le fait de ce diable de femme, et plus diable que femme, à n’en pas douter. La petite troupe ne s’interrogea pas plus loin. L’image de leur compagnon sanguinolent dansait encore devant leurs rétines. Bianca en remit une couche, histoire qu’ils n’aient pas l’temps d’penser :
- Elle est par là. Grouillez, z’allez la perdre !
Alors les chiourmes pressèrent le pas, tandis que leur gibier claudiquait vers la salle de garde.


Dernière édition par Bianca Albin le Ven 2 Sep - 18:11, édité 1 fois
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La grande évasion EmptyMer 24 Aoû - 22:00

Il était long, l’escalier de pierre remontant des basses-geôles. L’Orphée d’occasion – mais sans son Eurydice – traînait la patte de marche en marche, nettement amoindri d’avoir le flanc tranché. En bas, les recherches battaient leur plein. Un boucan de catacombes, ça faisait, tous ces pignoufs lancés à sa poursuite – mais ce qui l’occupait le plus, c’était la trogne de Crissejoie dansant dans sa mémoire. Le salaud… C’était donc lui… Bouillant de colère, elle ne cherchait même pas à préciser le crime ; elle se persuaderait bientôt qu’il avait guidé les sacrés dans le dédale des ruelles de la Cour, jusqu’au Saint des Saints – oubliant pour jamais qu’elle l’avait vu sortir, en même temps que Marelle, du taudis face le sien. Quel injuste fatras que la mémoire…
Non loin de là, le détrousseur lançait les chiourmes sur une fausse piste.
Bianca gifla la lourde porte qui gardait l’accès à l’escalier.

- Ils arrivent ! lança une voix claire, essoufflée. Une silhouette traversait la salle de garde au pas de course. Ils me suivent, juste le temps de…

Spoiler:

Le geôlier s’arrêta net, le regard écarquillé. Là, dans le décochement de la porte, en lieu et place d’un camarade, une trogne écumante le scrutait d’un air farouche. Il serra les mains sur la garde de son arme, et recula.

- Vous… Vous…
- Qui arrive ?
- Vous ne passerez pas !
- Qui. Arrive.

N’importe où, il l’aurait reconnue. On les recrutait pour ça, faut dire : pour morguer leurs crapules de pensionnaires. Boitement après boitement, Bianca Albin avançait sur lui, comme le monstre qu’elle était. Sa tignasse crépitait à la lueur des bougies – ou peut-être sous les pattes des bestioles qui l’habitaient. Le jeune gâfe se secoua et brandit sous arme, campé sur ses jambes.

- Vous. Ne passerez. Pas.

Il se jeta sur la fuyarde, tentant un coup de taille ; mais un éclair jaillit de sous le manteau dérobé à un compagnon – c’était du sang, ça ? – et fila vers son ventre. Il para en urgence. La secousse du fer croisant le fer le surprit : il n’y avait pas de quoi lâcher prise, mais l’adversaire montrait plus de vigueur qu’il n’en aurait attendu d’une femme.
D’une femme à bout de forces.
D’une femme détruite.
Ou… Pas ?

- Tu réponds pas, cracha-elle. Les postillons blanchâtres firent frémir le garde de dégoût. Pas poli, gamin. Ta mère t’a rien appris ?
- Pauv’ folle.

Elle en avait la mine, bave aux lèvres, rouge aux mains, regard brûlant de haine. Rien n’arrêterait Bianca à deux pas de la sortie, certainement pas un mioche qu’avait la morve au nez. D’une secousse assez peu régulière, mais très efficace, elle dégagea sa lame courte, envoyant valser le jeunot à trois pas. Elle s’apprêtait à se jeter sur lui, quand elle perçut au-dehors la quincaillerie caractéristique d’une troupe au trot.
Elle se rua à la porte d’entrée.
La brume matinale se levait tout juste. Une rosée revigorante la salua d’une caresse au visage ; elle couvrait les façades de Paris comme une fine tenture, comme une gaze transparente oubliée par une fille. Bianca était sortie. Elle s’élança sur la droite, cahin caha. Les renforts eurent à peine le temps de voir une forme courtaude, déséquilibrée, disparaître dans les ruelles.

Vivante.
Bianca Albin
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