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 Une partie de Menteur [pv. Auguste]


Une partie de Menteur [pv. Auguste] EmptyMer 26 Oct - 18:36

Madame de Rochambaud tapota le bout d’une pince à sucre contre le bord de sa tasse. Les grains coincés entre les petites dents d'argent vermeil tombèrent en averse blanche dans le breuvage fumant. Au dernier tintement, la porte de son boudoir s’ouvrit sur une silhouette en livrée pie, montée sur des jambes maigres comme des ergots. Edgar s’inclina plus bas que son embonpoint ne semblait le permettre. Après que sa maîtresse eût trempé les lèvres dans son thé pour jauger de la température, elle lui permit de parler.
Le domestique anglais connaissait à fond cette vieille dame précieuse et ses lubies. À sa façon, il avait fini par les partager. Il s’enorgueillissait spécialement de communiquer avec elle au-delà des mots, n’en usant qu’à un degré d’abstraction suffisant pour qu’ils fussent nécessaire ; les basses considérations matérielles, quant à elles, passaient par le geste. Quant aux évidences, elles ne devaient jamais être répétées. Sa paume gantée de blanc présenta un billet.

« Au Vidame Auguste de Villiers », annonçait l'enveloppe.

La contrariété craquela les lèvres de la comtesse. Depuis que son petit fils, Antoine-Marie d’Abbans, se trouvait en âge de monter à la capitale, il ne perdait pas une occasion de « visiter sa chère grand-maman ». En réalité, bien entendu, il n’occupait pas son temps à déjouer sa vieille solitude. Elle s’en fut félicitée ; Antoine, quoique charmant styliste, manquait de la profondeur et de la vivacité d’esprit qui font les bons rhéteurs. Dans sa légèreté, il se laissait emporter par les vents désordonnés de ce que les jeunes gens appelaient les « grandes idées », et que la digne ancêtre appelait de « petites divagations ». En somme : il était trop jeune, trop impressionnable pour qu’elle appréciât sincèrement sa compagnie, et elle ne le souffrait qu’au nom de son propre sang. Cependant, quoiqu’elle ne se fâchât pas d’être débarrassée d’un pénible, les occupations du jeune homme s’étaient révélées moins honorables qu’elle ne l’eût souhaité. En effet, au lieu de fréquenter des jeunes gens convenables, il s’était pris d’amitié pour le rejeton libertin de l’infortuné comte de Villiers.
Madame de Rochambaud estimait assez le père, et le plaignait de cette malheureuse descendance. Compatissante, elle pouvait l’être, ses propres enfants ne lui donnant guère de satisfactions - mais beaucoup de migraines ; cependant, elle pouvait au moins espérer après l’un de ses nombreux petits-enfants. Louis de Villiers, quant à lui, aurait-il cette consolation ?
Dès les prémisses de la relation entre les jeunes gens, le comte et la comtesse n’avaient pu que tomber d’accord : il s’imposait de les séparer tant que possible, afin qu’ils ne nourrissent point mutuellement leurs tristes penchants. Il fallait redoubler d’ingéniosité, avait recommandé Madame de Rochambaud, et les éloigner sans en donner l’air, faute de quoi ils trouveraient dans la transgression un attrait redoublé. Pas si simple, pourtant !

La comtesse déplia la missive d’un geste soigneux. Antoine avait une écriture de fille, ronde et ample, délicate, maniérée tant dans la forme que dans le fond. Il compliquait sans rime ni raison le plus simple message – ce qui, au fait, n’était pas pour déplaire à sa grand-mère. Cette fois encore, il usait de formules bien alambiquées pour inviter seulement le vidame à lui rendre visite. La comtesse dodelina de la tête comme une balance qui s’équilibre, en rendant le billet à son domestique.
Celui-ci le referma avec les plus grandes précautions.

« Faites descendre Monsieur d'Abbans » ordonna la comtesse. Sa voix avait une couleur de cuivre briqué, comme à chaque fois qu’elle complotait ; Edgar prêta une oreille gourmande. « Quand il sortira d’ici, il aura un second billet à remettre au vidame de Villiers ; alors seulement, faites porter le premier. Brûlez l’autre. »
Madame de Rochambaud souleva la sous-tasse en porcelaine, prête à siroter la première gorgée. Le domestique eut toutes les peines du monde à ne pas sourire, tandis que le vieux dragon brossait à mi-mots les grandes lignes de sa manœuvre.
« Qu'une voiture se tienne prête pour Monsieur d'Abbans. Quand le vidame répondra à l'invitation, je crains qu’une autre course nous l’aura soustrait. »

Une heure plus tard, une voiture emmenait un Antoine mi-figue, mi-raisin vers le Sud, en direction des Granges de Port-Royal, afin d’honorer une invitation que sa grand-mère serait « bien fâchée de devoir décommander à cause de ses vieilles douleurs ». Madame de Rochambaud avait si bien joué sur sa corde sensible qu’il se reprochait presque de la traiter, in petto, de radoteuse exaspérante. Après tout, après tout… Une vieille dame digne ne méritait-elle point qu’on lui rendit un petit service, même si elle perdait un peu le sens des urgences ?
Le billet annulant l’invitation du vidame, lui, n’alla pas plus loin que la cheminée des cuisines.
Vivante de Rochambaud
Vivante de Rochambaud
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Une partie de Menteur [pv. Auguste] EmptySam 5 Nov - 22:36

Madame de Villiers referma en s’appuyant de tout son poids contre elle la porte de son cabinet de toilette, ses épaules tremblant légèrement dans le tissu brodé qui les enserrait, et resta un instant, alanguie, abandonnée, se retenant à la poignée de cuivre. Puis, après s’être promis solennellement de ne pas céder à l’émotion, elle s’était jetée en larmes sur le tabouret de la coiffeuse, et Françoise, sa femme de chambre (qui, au bout de dix ans de bons et loyaux services était aussi devenue, plus que sa confidente, une deuxième paire d’yeux et d’oreilles bien affûtés à sa plus entière disposition) était venue, brosse en main, la consoler et l’arranger au mieux.

Les crises de larmes, parfois de nerfs de la comtesse se faisaient de plus fréquentes, à mesure que l’atmosphère se faisait également plus chargée dans la demeure. Sa position n’était pas des plus faciles, en effet…. Prise en tenailles entre son époux et son fils, aucun des deux n’ayant jamais eu un caractère facile et le dernier s’appliquant visiblement à mettre toute son ingéniosité à repousser toujours un peu plus loin les bornes de ce qui était supportable, elle ne savait plus que faire. Le Comte Louis avait de son côté tranché la question de manière assez radicale en défendant à Auguste de reparaître devant lui. Ce que madame, elle, ne considérait pas comme une solution durable et satisfaisante. Alors, en désespoir de cause, elle avait exigé (et combien elle avait dû prier pour cela, des deux côtés !) une trêve et un repas commun. Et voilà qu’elle en sortait, maintenant, de sa brillante idée, pas plus avancée qu’avant, évidemment.

A Françoise désabusée, qui avait bien sûr prévu le désastre, elle raconta tout, la froideur abusive de son époux (elle avait pourtant insisté pour qu’il essaie au moins de sourire un peu), les remarques insolentes d’Auguste (elle lui avait fait promettre de tenir sa langue, pourtant !). Elle salua la patience de Louis, en nette progression. Il avait tenu toute l’entrée, et puis, fidèle à lui-même, était passé à la contre-attaque. A partir de là, elle n’avait plus eu qu’une hâte, que la débâcle de sa famille prenne fin, et était restée muette entre les plats qu’on ramenait à peine touchés et les piques qui volaient à profusion. Des hoquets plein la voix, elle retomba ensuite dans sa vieille rengaine. Elle croyait au principe de la rétribution, et sûrement elle avait bien péché, et finit par demander à la domestique de se joindre à elle pour un chapelet. Françoise obtempéra de bonne grâce, sachant que cela calmerait sa maîtresse plus efficacement que les paroles les plus raisonnables.

Au deuxième « Ave Maria » Madame recommença à sangloter. Chez une femme de son âge, les larmes étaient plus pitoyables encore, songea Françoise. Elles coulaient le long de ses joues un peu fanées, en sillons réguliers qui indiquaient les rides à venir. Françoise, avec patience et toute l’aide de son solide bon sens, chercha à la réconforter. Rien à faire. Madame à qui toutes ces inquiétudes et tant de pleurs versés avaient finies par donner une migraine monstrueuse, consentit finalement à se laisser déshabiller et à aller prendre quelque repos. En bas, dans le bureau du Comte, elle entendait se poursuivre une discussion qu’on devinait houleuse entre le père et le fils. Qui s’achèverait, comme d’habitude, par des portes claquées, des mots amers et que l’on ne regretterait pas, d’un côté plus que de l’autre d’ailleurs, par des menaces, pas forcément appliquées du reste, et puis, une nouvelle fois, par des semaines de ressentiment mutuel soigneusement entretenu.

Françoise comprenait mal le désespoir de la Comtesse. A sa place, un fils pareil, elle l’aurait déjà envoyé voir du pays avec les armées ou se remettre les idées en place au frais d’une de ces maisons faites tout exprès pour les jeunes gens dans son genre, elle. Tant de tergiversations la laissaient perplexe. L’argument favori de Madame, selon lequel c’était leur unique enfant, lui paraissait peu valable : justement, autant soigner le mal tant qu’il en était encore temps, puisqu’on ne pouvait pas compter sur les suivants pour relever le niveau ! Mais après tout, elle n’avait pas à juger. A la place, elle alla aux informations, euphémisme distingué pour désigner son activité favorite, à savoir écouter aux portes, qu’elle rendait cependant honorable en rapportant tout ce qu’elle entendait à la Comtesse.

Elle comprit donc (sans avoir besoin de trop s’approcher de la porte d’ailleurs) que le différent, pour une fois, n’était pas uniquement d’ordre moral. Evidemment, Louis de Villiers ne s’était pas découvert une soudaine indulgence pour le comportement de son fils. Ni financier, d’ailleurs. Auguste n’avait pas l’air de réclamer quoi que ce soit, ce jour-là. Intéressée par cet élément de nouveauté, qui rompait le quotidien devenu banal des disputes et des réconciliations, elle prêta encore un peu plus l’oreille, l’air de rien. Elle finit par comprendre que le problème était plus profond et touchait aux choses sacrées du divin. Se signant rapidement (la bonne Françoise était superstitieuse plus encore que croyante) elle fit encore un pas vers la porte. De ce qu’elle retira de cette fructueuse occupation, Auguste s’était enfin hasardé à exprimer un peu trop ouvertement ce qu’il pensait de la religion devant son père (et elle ne parvint pas à démêler s’il y avait eu d’autres témoins tant les explications devinrent vives et confuses de chaque côté.) Comprenant mieux les pleurs de Madame devant son chapelet, la femme de chambre ne perdit pas son temps. Madame étant certainement déjà prévenue elle se dispensa d’office de son rapport détaillé et préféra filer à la cuisine pour aller débattre de ce sujet important avec les autres.


***

Auguste sortit du bureau de son père beaucoup plus énervé qu’il ne l’aurait voulu, claqua la porte de toute ses forces, et remonta l’escalier d’une traite. Il y avait eu bien des choses de dites qui n’auraient jamais dû l’être cet après-midi-là. Il s’en voulait de ce moment de colère, dont il savait qu’il regretterait longtemps les conséquences, et maudit son caractère trop emporté, qui compliquait à l’excès une situation déjà bien embrouillée. Il avait à peine eu le temps de jeter sur son lit sa veste et de s’échouer lui-même dans un fauteuil pour y ressasser à son aise sa rancœur lorsqu’on vint le distraire de cette entreprise. Le billet aurait presque pu passer pour celui d’une femme, sans la signature. Auguste avait beau apprécier Antoine d’Abbans, il préférait quand même sa compagnie à sa correspondance. Le spirituel jeune homme paraissait à l’écrit prendre quelques cinquante ans, un esprit qui n’aurait pas déparé chez une précieuse, et une manie de compliquer la chose la plus simple par d’infinies précisions et périphrases. C’était à se demander s’il n’utilisait pas sa grand-mère comme secrétaire. Cette simple idée lui tira un sourire. Vivante de Rochambaud, cette vieille prude confite dans ses jugements et sa respectabilité, comme elle l’amusait et l’excédait tout à la fois…

Le temps du trajet ne fut pas de trop pour se refaire une contenance, et regagner un peu de son calme bien entamé. Antoine à Paris vivait sous le même toit que l’inénarrable Rochambaud, et c’est donc devant la demeure de cette dernière qu’on le déposa. On le conduisit ensuite jusqu’à une petite pièce, version un peu plus modeste de l’antichambre. S’étonnant un peu (Antoine n’avait jamais eu pour habitude de le faire trop attendre, surtout pas après avoir envoyé un mot requérant sa présence), il se demanda si le jeune homme essayai par là-même de se faire passer pour plus important qu’il ne l’était en se montrant aussi occupé qu’un ministre par des visites et autres obligations, se promettant bien si tel était le cas de s’en moquer suffisamment pour lui faire au plus tôt passer cette idée.

Et puisque tel semblait bien être le cas, il prit son parti de l’attente et entreprit pour prendre un peu d’avance de polir une petite tirade à l’adresse d’Abbans, en guise de salutations.
Auguste de Villiers
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Une partie de Menteur [pv. Auguste] EmptyLun 21 Nov - 1:37

La porte fut passablement longue à se rouvrir. Enfin, le pompeux domestique guida de Villiers un peu plus avant dans la demeure, vers un petit salon à dorures mates et boiseries blanches. Les fenêtres aux poignées dorées, tendues de rideaux de velours vieux rose, tamisaient la lumière du jour. En face, deux majestueuses scènes de piété aux tons pastel entouraient un miroir impeccable.
Dans ce décor feutré, sur un fauteuil délicatement travaillé, trônait une silhouette bien différente de celle du fringant Antoine. Madame de Rochambaud présentait tous les symptômes de l’hôtesse surprise : légère rougeur aux joues, désordre raisonnable des boucles grises, agitation délicate d’une gorge décemment couverte, souffle d’air gonflant encore le bas d’une jupe de satin… On eût juré qu’aussitôt prévenue de la visite impromptue, elle avait accouru sans ménager ses vieux os. Sa voix même chevrotait sous l’effet de l’essoufflement.

« Monsieur le Vidame, quelle charmante surprise.
Edgar, voulez-vous monter quelques rafraichissements ? »


Une main froissée invita le jeune homme à s’asseoir. Les gestes de la comtesse conservaient la grâce guindée de ses vingt ans ; sans doute, d’ailleurs, s’accordait-elle mieux à son âge actuel.

« Me pardonnerez-vous ? Je vous ai, sans nul doute, infligé une attente interminable. Le monde habitue les jeunes gens d’aujourd’hui à de tous autres rythmes, que leurs aînés je crains ne suivent qu’à grand-peine. Ce sont d’autres temps…
Mais je vous ennuie encore. Si, si, je le vois bien. Allons. Vous connaîtrez un jour l’autre versant ; et je vous souhaite, du reste, de vivre jusqu’à mon âge. Pour tous les désavantages afférents, c’est une véritable bénédiction. Peut-être alors vous rappellerez-vous cette vieille comtesse… »


Son sourire compassé s’étira légèrement, comme si ces banalités eussent été une confidence quasi initiatique, dont elle seule percevait le poids. Elle décolla légèrement la paume de l’accoudoir en bois de rose.

« Laissons. Vous ne venez point écouter mes radotages, n’est-ce pas ? Hélas… Je crains que Monsieur d’Abbans ne soit de sortie. »

Le premier coup porté, elle laissa le jeune homme s’imprégner de la nouvelle. Qui sait jouer, sait que le temps importe. Chaque combat est fait de soupirs, à l’instar d’une musique ; il les faut observer pour un meilleur résultat. Quand elle jugea que le vicomte avait suffisamment gambergé la nouvelle, elle lança la suite.

« Ne lui en tenez surtout pas rigueur ; c’est moi qui, ce matin, lui ai demandé une faveur. Oh, rien de follement important ; une simple visite, que je dois rendre depuis longtemps, sans le pouvoir. Un autre désavantage de l’âge, voyez-vous ; on ne se déplace plus si facilement. Monsieur d’Abbans a bien voulu faire ce petit voyage à ma place. »

Secouant la tête de son plus bel air navré, Madame de Rochambaud porta à la main à son cœur. Au même instant, Edgar pénétrait, armé d’un plateau d’argent où trônait une magnifique théière en porcelaine. La comtesse se mit en devoir de servir, en parfaite maîtresse de maison, profitant du mouvement pour déposer la deuxième carte.

« Ce brave enfant… Je ne doute pas qu’il eût préféré vous voir, pourtant. Si seulement il avait su votre visite, je ne doute pas qu’il fût resté. Vous l’avez raté d’un rien. Peut-être, la prochaine fois, un petit mot pour vous annoncer… »

Elle jouait mal l’embarras qui accompagnait cette remontrance détournée. Peut-être à dessein, jugea le domestique discrètement replié auprès du mur.
Vivante de Rochambaud
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Une partie de Menteur [pv. Auguste] EmptyDim 18 Déc - 16:08

Le domestique, avec sa livrée impeccable dans laquelle il était sanglé, tiré, arrimé au point qu’elle semblait une seconde peau, vint le rechercher. Il avait un fin sourire sur des lèvres pincées, l’expression suffisante de ces domestiques qui sont presque partie des meubles à force d’ancienneté au service d’une seule et même maison. Un tel type n’étonnait pas du tout le vidame dans une telle demeure. Il reflétait parfaitement l’image qu’il se faisait de la maîtresse de maison : une vieille femme qui collectionnait les manies et les manières, qui avait eu le temps, avec les années, de les accumuler, et qui aimait à se faire comprendre de ses domestiques sans avoir à trop expliquer ce qu’elle voulait. Mais il avait beaucoup de préjugés sur Vivante de Rochambaud. Et, de toutes manières, elle était certainement, à cette heure, bien occupée à honorer de sa présence un quelconque salon –celui de la Rue Payenne, par exemple.

Il suivit donc l’arrogant domestique dans l’enfilade de couloirs, jusqu’au salon. La pièce lui parut d’emblée assez curieusement choisie. Antoine d’Abbans, lorsqu’il était à Paris, chez sa grand-mère, ne recevait jamais au salon, pièce réservée à la maîtresse des lieux ; jamais il ne se serait hasardé, même en son absence, à commettre tel sacrilège (qui serait nécessairement revenu aux oreilles de la vieille femme, à qui toute sa domesticité était sans doute bien plus dévouée qu’à son remuant petit-fils.) Auguste fronça les sourcils en découvrant, en lieu et place d’Antoine, Vivante.

Assise en majesté, mais comme si elle venait de se jeter en hâte sur le siège, vêtue d’une robe simple et parfaitement en accord avec son discours de moralisatrice infatigable, à peine décoiffée comme si elle venait de descendre en hâte les escaliers : une vraie composition. On se serait presque attendu à trouver auprès d’elle, entre le vidame qui entrait et son hôtesse, le chevalet d’un peintre. Elle avait visiblement tout réfléchi, et l’ensemble ressemblait bien plus à un piège qu’à toute autre chose. De toutes façons, Auguste était tout disposé, naturellement, à interpréter ainsi la chose, parce qu’il n’aimait pas la comtesse et savait le sentiment réciproque, ce qui ne le poussait pas du tout à lui supposer de bonnes intentions à son égard. Aussi longtemps qu’il pouvait se tenir loin d’elle, Auguste prenait la tangente. Non qu’il ait eu peur d’elle, mais l’ancienne précieuse s’y entendait comme personne à débiter des sermons d’une longueur interminable sur des tons doctes agrémentés, de ci de là, de quelques traits d’esprits (sans doute pour que l’auditoire extérieur ne s’endorme pas. Ou pour mettre les rieurs de son côté. Ou peut-être, pire encore, pour ridiculiser en public les vices dénoncés par le rire ?) et il préférait ne pas s’y exposer inutilement, dans la mesure du possible.

Aussi, la découvrir ici n’était pas du tout une bonne surprise, et il ne chercha pas à le dissimuler. Elle pouvait lui adresser tous les sourires et toutes les amabilités qu’elle voudrait, elle restait pour lui un embarras et une vieille prude qui aimait un peu trop les jugements à l’emporte-pièce.

Toutefois, il prit sur lui, et la salua convenablement. C’est-à-dire, il lui adressa les gestes de politesse élémentaire, sans faire d’excès de zèle, et prit place comme elle l’y invitait, se demandant bien ce qu’il en était d’Abbans. Le jeune homme n’avait pourtant jamais eu coutume de faire accueillir ses hôtes par sa grand-mère. Fallait-il comprendre qu’il était indisponible ? Et dans ce cas pourquoi l’avoir fait mander ? Auguste mit de côté ces questions pourtant essentielle, ne doutant pas que son interlocutrice ne lui fournisse une explication au cours de la conversation, quoiqu’elle paraisse pour le moment plus occupée à lui décrire très en détail les vicissitudes de l’âge. Ce dont il ne lui fut pas du tout reconnaissant. S’il y avait bien une idée qui incommodait le jeune homme, c’était bien celle de la vieillesse, qui viendrait toujours bien trop vite, avec son cortège de ridicules et de petites misères. Elle le mettait mal à l’aise, dans sa simple évocation : en fait, il en avait une peur qui frisait la panique, et il était à peu près sûr que la vieille femme, qui avait eu le temps d’étudier bien en détail nombre de comportements humains pendant sa longue vie mondaine, s’en doutait au moins un peu, et que la remarque n’était pas innocente. Il avait beau ne pas apprécier Vivante, il lui reconnaissait volontiers une très grande finesse psychologique.

Enfin, Madame de Rochambaud laissa tomber l’annonce de l’absence de son petit-fils, qui ne surprenait pas Auguste outre mesure (après tout, s’il avait été là, lui-même ne serait pas ici), et qui ne l’éclairait en rien sur l’important –à savoir, le motif de cette absence inopinée. Il n’aurait pas été dans le caractère d’Antoine de commettre ce qui aurait quand même pu s’apparenter à un affront. Il avait été trop bien élevé, et il lui en restait finalement quelques restes solidement ancrés, dont un code assez strict de ce qui était convenable et de ce qui ne l’était pas (avec quelques ellipses diplomatiques sur certains chapitres, il est vrai ; mais le traitement à réserver à ses amis n’en faisait pas partie, du moins pas à sa connaissance.) Alors, quoi ? Y avait-il eu urgence ? Mais Antoine ne faisait rien de sa vie, et son seul parent susceptible de se trouver mal se tenait en ce moment même devant lui, -et paraissait en plus se porter à merveille. Il y avait là un mystère. Il ouvrit a bouche pour demander des précisions, réfléchit, puis se ravisa. Après tout, Vivante avait l’esprit retors. Elle ne lui dirait que ce qu’elle voulait. Et si, comme il en avait vaguement l’intuition, toute cette entrevue était un arrangement de la vieille femme, il n’en tirerait rien par des questions trop directes. Mieux valait la laisser monologuer.

Pour le conforter dans l’idée d’une machination, le domestique rentra, chargé d’une théière de porcelaine fine. Ce qui équivalait très nettement à l’annonce d’une longue conversation. On n’aurait pas fait amener une boisson chaude s’il s’était simplement agi de lui annoncer le manquement de Monsieur d’Abbans à son rendez-vous, même en respectant le plus strictement du monde les codes tacites de la politesse et de l’hospitalité. Il accepta la tasse qu’on lui tendit avec un soupir. Une discussion, quelle qu’elle soit, avec son hôtesse était bien la dernière chose dont il avait besoin, après l’altercation avec son père ; mais pouvait-il vraiment décliner ? Il fit tourner sa cuiller dans le breuvage brûlant, écoutant les simagrées de Vivante.

-M’annoncer ? Mais pourtant, Madame, c’est lui qui m’a écrit, il n’y a pas une heure, pour me prier de venir. S’il savait devoir partir, pourquoi ne m’avoir pas fait porter un second billet ? Ou même, pourquoi avoir fait porter le billet, tout simplement ? Ce comportement me semble singulièrement embrouillé. Je connais le goût de Monsieur d’Abbans pour les imbroglios et les détours, mais je dois reconnaître que je ne comprends pas vraiment où il veut en venir, avec celui-ci. A moins que… Mais non, ce serait hasardeux…


Avec un sourire, Auguste porta sa cuiller à ses lèvres. Le thé était trop chaud, et lui parut amer. Il n’en montra rien, reposa la cuiller dans la soucoupe et tapota de son index le bout de son nez. Il était évident, pour qui avait un peu la pratique de la dissimulation et des rôles, que la comtesse mentait, et qu’elle mentait mal. Or, avec cinquante ans de pratique des salons et une réputation d’habileté aussi solide que la sienne, il était inimaginable qu’elle puisse être aussi maladroite dans sa confusion. Elle jouait, et elle le lui faisait savoir. A partir de là, deux solutions : entrer dans son jeu, ou bien en sortir complètement, et la forcer à l’honnêteté en mettant au jour la machination. Façon de faire qui manquait singulièrement d’élégance et de finesse, mais qui présentait l’énorme avantage d’un gain de temps considérable.

-C’est amusant… Nous nous sommes manqués de peu. Tous les pions étaient pourtant en place, toutes les circonstances étaient favorables. Le scénario était parfaitement rodé, une vraie scène d’exposition… Et puis, l’élément perturbateur. Comme si une volonté supérieure, là-haut, tirait les ficelles et avait empêché cette rencontre, en fournissant inopinément ce prétexte à l’éloignement de Monsieur d’Abbans… On croirait presque une de ces tragédies antiques, avec ficelles et deus ex machina, même si ce dernier reste encore à venir. Vous ne trouvez pas ? A moins que ce ne soit la lecture de la pièce du jeune Racine qui ne me fasse voir du théâtre dans le monde… Je reste persuadé que ses vers ont des effets très retors sur les lecteurs. Promouvoir ainsi la vertu à cor et à cri, avec une telle sécheresse dans le vers (ils sont parfaits, mais ils en deviennent plats !), cela ne peut que masquer le vice ; vous ne me contredirez sûrement pas.

De sa cuiller, il avait marqué, comme pour les appuyer tous les nombreux sous-entendus de son discours d’un trait horizontal dans l’air ; abordant le cas Racine, le mouvement s’était fait plus vif, accusateur, et vertical. Le tout, presque sans y penser, par pur mécanisme.
Auguste de Villiers
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Une partie de Menteur [pv. Auguste] EmptyLun 26 Déc - 21:24

Aux premiers mots, la Rochambaud avait affiché cette fois une surprise des plus convaincantes. Les lèvres s’entrouvrirent dans un souffle coupé. La paupière tressauta, écarquillant l’œil. La prunelle en roula d'instinct vers le domestique, comme cherchant une confirmation… et se ravisa aussi vite, piquée d’une touche d’embarras. Il fallait convaincre le vidame qu’elle ignorait tout du billet de son petit-fils ; à tout le moins, il fallait faire peser un doute suffisant.
Madame de Rochambaud n’avait jamais douté que la manœuvre requît du doigté. De Villiers fils était prévenu contre elle, avec les meilleures raisons du monde – ou les pires, ce sont les mêmes. Quel océan de sermons n’avait-elle pas déversé sur ce garçon perdu, dans l’espoir de noyer ses mauvais penchants, d’arroser les survivances de ses vertus… et, il faut bien le dire, de lui faire boire la tasse ? Ils partaient de bien loin. Elle ne comptait pas y remédier vraiment. Par conséquent, toute machination à son attention ne se pouvait déployer qu’en plusieurs temps et sur le fil du rasoir.
Ainsi, à sa bonne foi, d’emblée, il n’eût jamais cru ; mais qu’elle s’apprêtât à le tancer pour une visite qu’elle croyait impromptue ? C’était plausible. Restait à l’y amener.

Le jeune homme opta pour la plus directe et la plus agressive des stratégies de défense. Rien d’étonnant à cela : animal acculé en territoire ennemi aspire à battre en retraite. En revanche, son hôtesse imposée n’avait pas sérieusement envisagé qu’il put la soupçonner si vite, et frôler le vrai d’aussi près. Elle le méprisait trop – ce qui n’est jamais de bonne stratégie, et une erreur commune chez les plus roués.
N’importe. Cette clairvoyance ne la fâcha pas plus qu’elle ne le fit remonter dans son estime. Géométrie injuste des jugements humains. Elle comprit seulement qu’il ne se méprenait pas sur sa capacité de nuisance ; à tout prendre, cela tenait du compliment. Plus qu’à s’en montrer digne ! Elle plissa légèrement les yeux, comme indisposée par ce nez qu’un index grossier taquinait ; puis, quand le ton du vidame vira accusatoire, un frisson d’enthousiasme secoua ses vieux os.
La partie commençait.

Elle ne déguisa pas son tremblement, qui passerait sans peine pour de la colère montante. Après tout, la fièvre du jeu modérait un peu sa – légitime ! – susceptibilité ; il fallait que quelque chose en tînt lieu aux yeux de l’insolent. Son menton se leva et s’abaissa imperceptiblement, au diapason de la cuiller d’argent, présentant chaque fois un peu plus à la lumière un masque coquet de dignité offusquée.

- Que du contraire, Monsieur, rétorqua-t-elle enfin, domptant le trémolo de sa voix. Tout tenait au dosage. Au moindre excès, elle s’obligeait à le mettre dehors – ce qu’il espérait, sans doute aucun – et l’entreprise s’effondrait. Votre jeunesse ne vous autorise point ces antithèses de mauvaise foi.  Affecter de ne point croire à la vertu de tous ceux qui en parlent, c’est s’en affranchir à trop bon compte. De fervents discours qui dissimulent toutes sortes de bassesses, il s’en entend chaque jour ; vous n’en pouvez pas blâmer tous les fervents. Avez-vous rencontré Monsieur Racine ?

Elle, oui. Évidemment. Charmant garçon, sérieux, comme il seyait à un janséniste… et le meilleur des dérivatifs. L’art n’apaise pas les mœurs ; mais la théorie pompeuse dont on l’enveloppe ralentit le discours, au point – si l’on est rigoureux, si l’on aime être docte – d’arrondir quelques angles. Ainsi, cédant à la rhétorique des salons, le vidame avait lui-même ménagé la soupape qui régulerait la conversation. Un interlocuteur souhaitant s’attarder n’eût pas procédé autrement. Madame de Rochambaud décida pourtant que Villiers n’avait pas prémédité ce coup-là.
Et de défendre avec ferveur celui qu’il lui proposait en miroir.


- Il n’y a pas d’homme plus sincère que lui. Il manque encore de pratique, je vous l’accorde ; mais il travaille fort, et pour un but élevé. Je ne doute pas qu’il corrige bientôt ses petites froideurs. Il vous surprendra. Quoi qu’il en soit, les erreurs de pure forme ne font pas la preuve de la corruption de l’âme, ni ne vicient le fond du discours. Elles en atténuent seulement la portée.
Il y a bien un point, en revanche, que je ne vous disputerai pas : le théâtre donne aux esprits impressionnables de fâcheuses tournures. Le monde n’est pas une scène, si fort certains aiment-ils à s’en voir les héros.


Et à la fin de l’envoi, elle touche ! L’attitude de la douairière tenait moitié du professeur fier de sa leçon, moitié du bretteur satisfait de son coup d’estoc. Petite victoire avant de lâcher du terrain, semblait-il, puisqu’elle se renfonça dans son fauteuil.

- Ainsi donc, Monsieur d’Abbans vous a invité... reprit-elle d’une voix traînante, presque sceptique, cherchant apparemment matière à douter du fait. Et n’en trouvant aucune, inévitablement. La moue boudeuse à ses lèvres craquées tenait de l’enfant à qui l’on ôte un jouet. En vérité, cette comédie lui tenait tant au corps qu’elle ressentit le petit pincement caractéristique de la déception. Cela n’avait de sens que pour son orgueil surdimensionné ; mais en adepte sincère de la mauvaise foi, elle blâma tout de même Villiers.
Le léger battement lui donna le temps de choisir sa carte. Devait-elle faire amende honorable de l’avoir cru capable de venir sans invitation ? Non… Ficelle trop grossière. Il comprendrait de suite. Sans compter que l’excuse – même pour tromper l’ennemi – lui resterait en travers de la gorge. Elle opta pour le reproche amer :


- Il aura omis de le mentionner. Je ne doute pas qu’il vous ait décommandé, et vous êtes bien injuste de me prêter la responsabilité de votre petite mésaventure. Ai-je jamais eu de mauvaises intention à votre endroit ? Vous avez, je crois, toujours été bien accueilli dans ma maison. Je ne vous ai pas fermé ma porte, insista-t-elle, afin de bien lui rappeler qu’elle aurait pu. Que d’autres l’avaient fait. De l’art de se faire passer pour une âme généreuse, tout en taclant son prochain. Ses jolies mains de vieille femme offensée caressèrent le flanc de la tasse de porcelaine tiède, soulignant sans détour la qualité de son accueil.

- Quant à faire échouer votre rencontre avec Monsieur d’Abbans, quel intérêt y aurais-je ? Si je pouvais l’éloigner de vous une fois, il trouverait mille autres occasions. Vous ne faites justice à aucun d’entre nous, si vous pensez qu’il ne peut faire ses propres choix.
Enfin…

Un lourd soupir agita sa vieille poitrine. Elle sembla hésiter sur la conduite à adopter… puis, à contrecœur, se décider à poser une question qui lui brûlait les lèvres. Sujet prémédité, évidemment. Trié sur le volet. Parmi le cortège des conversations qui perturberaient le vidame, ce n’était pas le moindre ; peut-être le plus efficace, après la vieillesse.
Je comptais profiter de votre présence pour vous demander des nouvelles de Madame votre mère, qui m’a semblée bien abattue la semaine dernière. Vous ne m’en refuseriez pas, je crois ?
Vivante de Rochambaud
Vivante de Rochambaud
Titre/Métier : comtesse de Rochambaud, baronne de Rosemonde / caution morale en chef
Billets envoyés : 24
Situation : veuve, mère de cinq garçons dont un décédé

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