_____________________
Au commencement...
Décembre 1644 habillait progressivement le paysage Parisien, enveloppant les toits de ses maisonnettes, hôtels et grandes demeures dans une mante de givre blanc aux éclats métalliques. La neige nacrée en cette période bordait abondamment les rues pavées et rendait les sorties dangereuses. Pourtant, il fallait bien manger et pour cela gagner quelques piécettes : la vieille Indra se couvrit du mieux qu'elle le put de sa mince étole laineuse, prit dans ses mains ridées son petit bagage et s'engagea à l'extérieur de son logement étroit situé rue Saint-Denis.
Aussitôt, le froid s'engouffra sous ses vêtements usés et lui mordit la peau qu'elle avait fine. La devineresse pressa le pas tout en s'efforçant de ne pas glisser sur les pavés glacés... Personne n'irait accourir pour relever la malheureuse qu'elle était. Elle aperçut bientôt la façade de l'église Saint-Sauveur, et retint un soupir de soulagement. Elle n'était plus très loin de l'hôtel particulier que possédait Madame Aumont, laquelle l'attendait sûrement avec son habituelle impatience.
Ce jour-ci, il y avait foule sur la place de l'église. La vieille Indra n'y aurait sans doute prêté qu'une attention distraite si elle n'avait pas entendu par-dessus le brouhaha du peuple, les pleurs d'un petit enfant. Une catin tenait contre son sein un bambin à la peau de porcelaine - maculée de taches de son-, tandis qu'une autre relevait la cape qui le recouvrait, dissimulant ainsi trois boucles rousses. Ces filles de mauvaise vie n'étaient pas les seules à paraître préoccupées par la situation, un homme de Dieu observait en retrait l'enfant. Ce petit être qui semblait lui inspirer tant de répugnance...
La Bohémienne s'approcha plus encore, oubliant sa course jusque chez la richissime bourgeoise.
- Cette enfant n'a pas sa place sur le parvis de l'église... Ôtez de ma vue cette création corrompue par Satan !L'homme de Dieu se signa mécaniquement, comme il énonça entre ses dents le nom du diable. Les deux gourgandines zyeutèrent son geste, un même demi-sourire arborant leurs lèvres - usuellement charnues – gercées par les températures hivernales.
- Et moi qui croyais la Maison de c'bon Seigneur ouvert à tous et à toutes ! V'la que maintenant il a ses exigences.Cracha venimeusement la brune, laquelle portait toujours l'objet de leur querelle. Sa compagne, laissa un bref rire de dépit s'entendre avant d'adopter son air le plus hautain.
- Bien vrai Marie ! S'rait temps de prouver qu'les consolations qu'on trouve dans la Maison du Seigneurs sont bien plus fades qu'celles qu'on trouve dans les maisons closes. Quelques spectateurs s'offusquèrent à cette déclaration, tandis que d'autres dissimulaient avec peine leurs sourires.
- Quelle offense à Dieu ! Quelle injure ! Je prierais pour vous ma fille, et votre rédemption... Allez donc, emmenez dans votre tripot ce marmot aux cheveux aussi flamboyant que les flammes de l'enfer et ne revenez point. Le prêtre, les joues rougies par la colère s'agrippa fermement à sa croix en psalmodiant ces dernières paroles. Lorsque le bambin recommença à sangloter - et avec plus de force -, la robe grise y vit une nouvelle manifestation démoniaque.
- Voyez ! Voyez comme le nom du tout puissant le fait s'agiter. Les deux femmes l'ignorèrent platement, et l'homme de Dieu ne tarda pas à leur tourner le dos pour pénétrer à grands pas dans son sanctuaire, claquant la porte derrière lui. Les passants - jusqu'ici fort intéressés -, retournèrent à leurs affaires... Laissant la place vide de monde, ou presque.
- Doucement mon ange, bientôt tu s'ras au chaud et nourri.La dénommée Marie - laquelle berçait l'enfant entre ses bras -, grimaça quelque peu à l'entente des mots rassurants prononcés par son amie.
- Isabeau... J'doute que M'dame la tenancière accepte un enfant d'cet âge chez elle. D'jà que quand l'une d'ses filles s'retrouve grosse, elle s'débrouille pour qu'elle ne l'soit plus...Attristées, les putains échangèrent un long regard. Si elles allaient à l'encontre des préceptes de leur matrone, elles risquaient tout bonnement de perdre leur gagne-pain. La brune se mordilla le coin de la bouche un instant, puis se dirigea finalement vers le couffin de fortune dans lequel le bambin avait été découvert le matin même. Elle l'y déposa, et l'y borda consciencieusement alors que les yeux gris de la jeune Isabeau demeuraient rivés au sol.
L'enfant avait cessé de pleurer, ses deux pupilles innocentes se posèrent sur les deux femmes qui lui avaient offert un peu de leur chaleur et de leur affection... Pourquoi s'en trouvait-il soudainement privé ? La gorge de Marie se serra désagréablement.
- Rentrons Isabeau.La catin se saisit du poignet de sa compagne et la tira au loin, l'autre se laissa mener docilement, tout en essuyant d'une main les larmes qui avaient perlé sur ses pommettes trop poudrées.
Elles ne se retournèrent pas. Cependant, blâmer ces pauvresses aurait été bien injuste. Un enfant n'était rien de plus qu'une bouche à nourrir, doublé d'une véritable entrave pour ceux et celles qui devaient travailler... Indra reprit sa marche, songeuse.
Fallait-il pour autant laisser un être aussi fragile à son sort, dehors. Par ce vent glacial ? Les longs pas de la Bohémienne s'étrécirent jusqu'à ne plus être. Elle demeura un instant hiératique au coin de la ruelle enneigée, comme si le peu de vie qui lui restait c'était évaporée à la pensée du petit corps frigorifié, délaissé aux bons soins de Dame Fortune. La devineresse savait mieux que quiconque à quel point celle-ci était peu fiable.
Elle soupira et se détourna de son but pour faire chemin inverse. Madame Aumont ne se ferait pas dire l'horoscope aujourd'hui, et Indra n'aurait pas le plaisir de sentir le poids de sa bourse - une fois remplumée - peser sur sa hanche. À la place, quelque chose d’infiniment plus précieux s'y trouverait... Une vie, laquelle elle comptait bien sauver des glaces.
_____________________
L'entre-deux...
Monsieur Lesage fils n'était guère connu pour être des plus patients, ni même des plus agréables. Il avait la quarantaine, mais ses nombreux soucis lui en faisaient faire aisément dix de plus. Son père lui avait légué son petit atelier très tôt : il s'était si bien plié au-dessus de son métier, qu'il ne restait - vers la toute fin - plus grand-chose de son dos.
Son premier rejeton hérita donc de la fabrique et du titre de maître rubanier... Seulement, l'homme n'était guère passionné par le tissage et préférait le commerce. Il aimait à penser qu'il était capable de plus, de mieux... Il n'avait pas tort, puisqu'il fit rapidement fortune en tant que marchand en drap d'or, argent et soie.
Le statut de simple commerçant oublié, il s'était hissé au rang de bourgeois et employait désormais deux ou trois braves gens pour tenir la fabrique familiale. Il avait l’œil, était avide et toutes les occasions étaient bonnes pour amasser quelques louis d'or. Ainsi, lorsqu'un jour une femme aux origines lointaines se présenta à l'atelier pour demander si l'étage du dessus était habité, il vit là une affaire qu'il scella aussitôt. La logeuse avait été calme des années durant, plus discrète qu'une souris !
Par conséquent, son étonnement fut d'ampleur quand ses ouvriers vinrent s'en plaindre. Un vacarme terrible à vous faire saigner les tympans, lui avaient-ils dit... Qu'est-ce qu'une vieille bonne femme pouvait bien déplacer à son étage pour faire tant de bruit, soudainement ? À peine avait-il franchi la porte de l'atelier, que Monsieur Lesage comprit de quoi il retournait : les braillements incessants d'un petit enfant se faisaient entendre au premier. Il monta les escaliers quatre à quatre et tomba nez à nez avec la Bohémienne qui - le marmot entre ses bras décharnés -, réclamait à tout va un guérisseur. L'enfant était brûlant de fièvre, et ne cessait de pleurer... La vieille bonne femme quant à elle, était désemparée.
Le mercier fortuné décida de prendre les choses en main et retroussant ses manches, il demanda à ce qu'on lui apporte un baquet d'eau froide. L'un de ses ouvriers s’exécuta aussitôt et quelques minutes plus tard, un baquet d'eau fut monté à l'étage. Monsieur Lesage y plongea entièrement un long linge propre, qu'il essora ensuite. Il enleva l'enfant à la devineresse - ignorant ses virulentes protestations -, et enveloppa le frêle petit corps à l'intérieur du drap humide. Le procédé fit baisser la fièvre, sans l'anéantir complètement. Le lendemain, il fit venir l'un de ses amis apothicaires, lequel lui conseilla nombre d'herbes et remèdes... Ce fut long, mais l'enfant pu guérir.
C'est ainsi que Monsieur Lesage fit la connaissance de la petite Catherine et se prit d'affection pour elle. Lui si soupe au lait, grognon avait su rester serein au contact de l'enfant. Elle n'avait pas un an alors, et venait tout juste d'être trouvée par Indra... Aujourd'hui elle en avait sept et bien qu'il adorait la fillette de tout son cœur, il lui arrivait de regretter amèrement le temps où elle ne savait pas encore prononcer un mot. Comme en ce moment même, par exemple...
- Monsieur Lesage... Comment se nomme ce tissus ? Les longues boucles rousses dissimulaient son minois penché en avant, au-dessus d'une pièce de tissu léger. La fillette passa une main révérencieuse sur l'étoffe.
- De la gaze de soie. N'y touche pas Catherine... Le mercier était distrait, deux heures qu'il n'avait pas quitté des yeux ses livres de comptes. Catherine descendait souvent à l'atelier même lorsqu'il ne s'y trouvait pas, elle aimait voir les ouvriers y travailler et admirait leurs créations.
- Et celui-ci ? Catherine se contenta cette fois-ci, de pointer sagement l'objet de sa question du doigt. Monsieur Lesage roula des yeux, exaspéré.
- Du taffetas, maintenant silence. Il vit du coin de l’œil la fillette esquisser une moue ennuyée, puis s'approcher discrètement de son établi pour y accoter ses coudes et encadrer son faciès de ses deux mains pâles. Elle le dévisagea. L'homme était bien décidé à l'ignorer... Au début. Bientôt il n'y tint plus, et referma les pages couvertes de ses calculs.
- Quelle est ta question ? La fillette le remercia silencieusement d'un sourire. Cinq secondes plus tard, Catherine semblait brusquement plus hésitante.
- Je me disais que... Peut-être, si vous en avez le temps bien sûr... Je sais que vous êtes souvent débordé... Euh, c'est à dire que... Est-ce que vous pourriez m'apprendre à filer, s'il vous plait ? La dernière partie de sa phrase - celle qui faisait le plus de sens - fut projetée de sa bouche, à un débit impressionnant. Monsieur Lesage en comprit l'essentiel néanmoins, et cela contribua à le radoucir.
- Catherine, je ne file plus depuis longtemps... Et puis, tu es encore trop petite pour apprendre un tel métier. Regarde. Il l'attrapa par la taille pour la porter jusqu'à un bâti, devant lequel il l'installa. La fillette avait beau étirer ses bras, elle ne pouvait atteindre les cordes de rames qu'il lui fallait tirer pour actionner le mécanisme et tisser. Elle finit par s'avouer vaincue en croisant ses bras fermement sur elle-même, boudeuse.
- Bien, je ne suis pas assez grande mais je le deviendrai un jour et alors... Vous m'apprendrez, n'est-ce pas ?Monsieur Lesage soupira bruyamment. Il sut qu'il avait perdu toute chance de répondre par la négative, lorsqu'il vit l'expression supplicatrice qu'arborait Catherine.
- Oui, si c'est ce que tu souhaites : c'est promis, je t'apprendrai. Et si nous allions goûter maintenant, il est l'heure et Indra ne va plus tarder.Catherine acquiesça, toute heureuse et impatiente de retrouver sa grand-mère adoptive pour lui raconter le grand événement de sa journée.
_____________________
Ici, et maintenant...
Catherine épousseta sa simple robe de lin - couleur bleu de Prusse -, une dernière fois. Elle avait mis un temps considérable pour discipliner sa dense chevelure, et était enfin prête. Enfin, tout l’extérieur de sa personne l’était. À l'intérieur, c’était autre chose. Elle ne savait que faire d’elle-même, la rousse n’était plus que trépignements et angoisses. Sur son lit reposait une large boite en bois naturel, dans laquelle étaient rangés plusieurs de ses somptueux rubans et franges. Elle referma son couvercle, la glissa sous son coude et se lança dans ses escaliers pour se frayer un chemin dans les rues de Paris...
Dès ses 13 ans, elle avait commencé à travailler en tant qu’apprentie rubanière chez Monsieur Lesage. Il avait tenu sa promesse, et lui avait enseigné le métier que lui-même avait dénigré pour un autre. La jeune femme avait eu la chance d’apprendre la rubanerie en profondeur, mais également quelques notions en passementerie et boutonnerie grâce à certains ouvriers de la Maison Lesage. Le commerce fonctionna correctement un temps, il était essentiellement fréquenté par la bourgeoisie ce qui le faisait déprécier parmi la noblesse… En soi, ce n’était pas vraiment un problème puisque la mercerie tenait bon.
Monsieur Lesage était fatigué, et son esprit l'était encore plus. Au début, ce n'était pas grand-chose... De petites erreurs qu'il pouvait aisément faire passer pour de l'étourderie. Le temps avançant, il oublia d'aller faire livrer untel ou unetelle puis de tenir les comptes. L'hécatombe s'ensuivit. Incapable de continuer à exercer, son deuxième fils François le remplaça. Celui-ci n'avait pas le sens des affaires, était paresseux et détestait Catherine pour le lien qu'elle avait su construire avec son père. La pauvre vivait un enfer depuis qu'il s'était approprié l'atelier, et ne rêvait plus que d'une chose : partir.
Mais comment faire ? Elle ne pouvait pas se permettre de quitter la Maison Lesage sur un coup de tête, surtout qu'elle habitait juste au-dessus de la fabrique... Il faudrait aussi qu'elle trouve où se reloger. Ce ne serait pas un mal : François ne s'était guère privé d'augmenter son loyer puisqu'il en possédait également la gérance. Il continuait de le faire, d'ailleurs... La rousse ne faisait que filer l'or, elle était bien loin de rouler dessus.
Déserter son logement rue Saint-Denis n'était que l'une de ses nombreuses priorités. Ses autres priorités consistaient principalement à s'acheter la maîtrise de maîtresse rubanière - laquelle valait 10 livres -, et s'installer dans son propre atelier.
Elle conservait précieusement à cet effet, de minces économies à l'intérieur d'un coffret. Des pièces d'or qu'elle avait acquis en jouant à la diseuse de bonne aventure, une chose dont elle était peu fière : Indra lui avait montré comment lire dans les lignes de la main, dans les feuilles de thé ou même dans les lames de tarot... Mais, Catherine n'avait jamais vraiment cru à ce genre de chose et voyait la divination plus comme un amusement que comme un véritable moyen de connaitre l'avenir.
La demoiselle Duparvis inspira puis expira lentement. Un problème à la fois. Sa marche énergique l'avait mené rue Quincampoix, face à la plus célèbre rubanerie Parisienne du moment... Celle que dirigeait Elisabeth De Lasalle. La dame faisait des rubans si exquis, que toute la noblesse ne parlait plus que d'elle et de son atelier. Les hommes des mieux en Cour, les précieuses et les salonnières : tous, portaient les rubans De Lasalle.
Une rougeaude de taille haute et à l'embonpoint conséquent, passa devant elle et s'enfila dans la fabrique. Un instant plus tard, sa tête brune dépassa de la porte et l'interpella.
- Eh ! La fille... Tu rentres ou tu t'en vas ? Dans tous les cas, tu ne peux pas rester plantée là au beau milieu de la chaussée.Stupéfaite, la rousse resserra son bagage contre elle avant de s'avancer vers l'entrée. Cette femme était peut-être la célèbre maîtresse rubanière... Cela ne coûtait rien de demander.
- Madame... De Lasalle ?La rougeaude rit fort à l'entente de la question, elle riait encore lorsqu'elle l'empoigna sans délicatesse aucune pour l'emmener dans l'atelier. Quant à la jeune Catherine, elle se demandait sincèrement pourquoi elle n'avait pas encore crié ou même défailli.
- Seigneur ! Je n'avais plus autant ri depuis longtemps. Non, jeune fille... Je ne suis pas Madame De Lasalle, il n'empêche que j'aimerais beaucoup l'être.La rousse ne riait pas du tout, elle. Ses pieds touchaient à peine le sol, portée comme elle l'était... Allait-elle la libérer, enfin ! Alors qu'elle gesticulait avec plus de force, Catherine se vit relâchée abruptement à un comptoir où l'attendait une dame blonde élégante.
- Voila, la seule Madame De Lasalle de ma connaissance !Catherine s'écarta précautionneusement de la géante, et salua le nouveau visage avec une contenance qu'elle-même s'ignorait. La brute s’éclipsa, la laissant seule avec la maîtresse rubanière.
- Bonjour Madame, je suis Catherine Duparvis et quelqu'un m'a enjoint à venir vous voir. Je recherche une place en tant que rubanière et je souhaiterai savoir si votre Maison serait disposée à m'accueillir...La femme ne souffla mot, elle déplia un large éventail et fixa longuement Catherine de son regard azur. La demoiselle Duparvis s'interrogea un instant sur la marche à suivre, devait-elle enchérir ? Le silence devenant rapidement pesant, c'est ce qu'elle fit.
- J'ai ici, quelques unes de mes créations. Rien de très exceptionnel, je suis certaine que mes rubans n'ont pas la finesse des vôtres... Cependant, si vous pouviez consentir à les juger de par vos yeux ?La concernée se réajusta dans son siège, afin de mieux observer la boîte que tenait dans ses jeunes mains son invitée. Elle haussa le menton comme pour l'encourager à l'ouvrir - enfin... C'est comme cela que Catherine interpréta son geste -, puis approcha une main, laquelle s'attarda sur les guipures.
- Vous savez filer, je le reconnais aisément. Vous êtes même plutôt douée... Mais savez-vous vendre vos rubans ?Madame De Lasalle avait une voix aux intonations suave. Une de celles qui devaient plaire aux hommes, songea Catherine... Sans en savoir long sur le sujet, elle reconnaissait chez la maîtresse rubanière les mêmes expressions séductrices que celles qu'exhibaient les filles de joie du Chat d'Or. Grand Dieu, il ne fallait
SURTOUT PAS qu'un tel commentaire lui échappe.
- Vendre ? Mais Madame, je ne sais que tisser... Je n'ai jamais poussé quelqu'un à l'achat.Elle n'était pas mercière, et ne faisait que délivrer les rubans qu'on lui avait commandé : nul besoin de vendre, ce qui est déjà acheté.
- Essayez. Que me diriez-vous pour me faire acheter... Ce ruban-là ?Madame De Lasalle avait pioché un ruban bleu à l'intérieur de sa boîte, et le lui présentait désormais. Catherine s'en saisit prestement pour en lisser l'étoffe. Elle ne réfléchit que quelques secondes, ne souhaitant pas paraître sotte.
- Pour moi ce ruban représente l'océan : fait de taffetas bleu abyssal et bordé de fil d'argent. Il est rehaussé d'une crêpe de soie écrue, finement plissée et évoquant l'écume. Ses perles de tailles discrètes, possèdent un éclat lunaire, presque hypnotique...Elle leva les yeux vers la maîtresse rubanière, laquelle lui souriait sans réserve. La dame s'empara du ruban bleu pour l'attacher dans ses cheveux d'or.
- Avez-vous déjà vu l'océan, Mademoiselle Duparvis ? La rousse allait lui répondre que non... Elle n'avait fait que le rêver, apposant des images sur les paroles des marchands étrangers. Elle fut coupée dans sa réponse par un doigt ganté collé sur ses lèvres, celui de Madame De Lasalle.
- N'en dites rien, cela n'a pas d'importance... Bienvenue parmi nous, quelqu'un va vous mener à votre bâti. Sur ce, elle tapota gentiment l'une des joues de Catherine et s'en retourna. Hébétée, elle la regarda disparaître au fin fond de l'atelier. Cette femme était étrange. Étrange, mais généreuse : sur le comptoir - à côté de ses rubans -, se trouvaient entassés trois louis d'or.
La célèbre maîtresse rubanière venait de lui acheter un ruban.