II- Entre résidences princières et royales.
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Novembre 1662.Le solennel Coucher de la reine enfin fini, elle s’en fut, tournant des talons claquants sur le parquet de St-Germain, en direction de ses appartements. Dans son sillage immédiat deux dames, les plus proches, la sulfureuse comtesse de Soissons, dont le service auprès de Sa Majesté était terminé, en tête. Loin d’être épuisé après une journée tout étiquetée et pleine de civilités, ce beau monde se pressait, souriant et enthousiaste, chez Madame. Alors que la cour prenait congé, puisqu’il n’y avait ce soir aucun divertissement officiel, il était à présent permis de se retrouver en petit comité, entouré de ceux qu’on choisissait et non plus qu’on nous imposait. Que la détestable petite bourgeoise boiteuse rejoigne son royal amant, que les demoiselles sans intérêt regagnent leur chambre, Henriette et sa petite poignée de privilégiées pourrait pendant ce temps profiter d’une nuit qui peut-être serait témoin de quelques mesquineries.
Les trois femmes s’installèrent dans le boudoir attenant à la chambre, presque aussitôt rejointes par Mlle de Barbezières et surtout l’indispensable Mlle de Montalais, confidente de la duchesse d’Orléans et grande instigatrice des affaires amoureuses. Petit génie des secrets de Madame, elle ne manquait jamais d’originalité dès lors qu’il s’agissait de pouvoir aimer en toute discrétion. En témoignait l’ingénieuse combine montée aujourd’hui.
- Qu’avez-vous pensé de la voyante de cet après-midi, demanda innocemment Henriette tout en venant déposer sa petite chienne sur ses genoux.
- Je crois que ses prédictions sont aussi exactes que l’entourage de votre époux amoureux des femmes, se moqua gentiment Mlle d’Arquien, alors que toutes ici savaient qu’elle avait au moins quelques heures ressassé l’incroyablement rocambolesque vie amoureuse qui lui avait été prédis.
- Pour autant, et quand bien même elle ne s’en reviendrait pas nous dire la bonne aventure, j’affirme que nous la reverront sous d’autres traits, avança Olympe sur un ton volontairement trop mystérieux, quand il ne faisait aucun doute qu’elle avait su déceler le vrai du faux.
Madame sourit, lança un regard complice à Montalais, ne démenti pas et ainsi confirma. Sans doute plus de vieille diseuse d’aventure, pour autant les idées continueraient de fuser pour faire entrer le comte de Guiche en toute discrétion. On voulait à tout prix profiter de la présence de l’amant mais également éviter la colère du mari cocufié par son favori et du beau-frère peu à même d’accepter de telles frasques. Pour autant l’exil qui se profilait ne paraissait pas comme une fatalité mais plutôt telle une simple menace qu’on pouvait contourner de façon astucieuse.
Durant près d’une heure elles conversèrent plutôt que persiflèrent –chose presque étonnante-, avant que, fatiguées ou souhaitant retrouver quelques galants, deux des jeunes femmes ne demandent à se retirer, ce que Madame ne refusa pas.
Les unes sortaient alors que l’un entrait. Du haut de son attitude éternellement fière, le marquis de Vardes arrivait parmi ces dames qu’il salua bien bas.
- Vous avez tardé, marquis, s’exclama la duchesse sur le ton du reproche mal déguisé.
- Mille excuses, Madame, répondit-il en s’inclinant de nouveau, avant de venir s’asseoir, comme le lui indiquait d’un geste de la main Henriette.
Mais j’espère que l’idée avec laquelle je viens vous trouver vous persuadera de me pardonner. - De toutes les armes dont vous disposez l’ingéniosité est la plus susceptible de me corrompre. Moi radicale qu’un « dites-moi tout », quoique les yeux trahissaient l’intérêt si facilement acquis.
- Je songeais tantôt à la petite bourgeoise et à l’affront qu’elle vous faisait chaque jour par sa simple présence. Madame haussa les épaules, ne pouvait aller que dans le sens de cette affirmation, qui cependant n’avait rien de nouveau.
- Je songeais également à sa Majesté, dont on me rapportait qu’elle se plaignait aujourd’hui encore du manque d’égards que lui témoignait le roi. Cela manquait également d’originalité.
- Alors j'en vint à me dire : pourquoi ne pas faire croire à l’une qu’elle pourrait récupérer le cœur de son époux en bannissant simplement l’autre de chez vous ? Les trois femmes se regardèrent tour à tour, s’accordant silencieusement, et ce fut Olympe qui traduisit leur pensée commune.
- Vous savez très bien que la reine n’a pas la carrure nécessaire pour exiger quoi que ce soit. - Evidemment elle n’aurait jamais l’idée de faire chasser La Vallière, ne croyez pas que je lui donne tant de crédit. C’est pour cela que ladite idée doit venir d’un tiers. De quelqu’un qu’elle respecterait et auquel elle obéirait pieusement. - Ne me dites pas que vous avez la vanité de croire que vous pouvez commander à Dieu ce qu’il doit souffler à la reine, le coupa Madame non sans moquerie dans la voix.
- Je pensais plus modestement au roi d’Espagne. - Au roi d’Espagne ?! Etes-vous souffrant, mon pauvre Vardes ? Elle éclata de rire devant cette vanité qui semblait le pousser à croire qu’il était capable de tout et n’importe quoi.
- Au roi d’Espagne, parfaitement. Ou tout du moins voilà ce qu'il faudra faire croire à Marie-Thérèse. Il se leva, l’air doctoral, et commença à tourner en rond pendant qu’il expliquait enfin le fond de pensée.
- Nous lui écrirons une lettre, que Guiche traduira en espagnol, signée de Philippe IV, lui disant tout le mal que les rumeurs venues de France lui font et lui ordonnant d’exiger le renvoie de La Vallière. Au nom de la raison d’Etat, votre frère ne pourrait se résoudre à refuser la demande quand il apprendra que derrière sa femme le souverain espagnol l’exige. - Comme c’est ingénieux, s’exclama Olympe, les yeux soudain brillants dès lors qu’il était question de comploter.
Et il me suffirait donc de déposer la lettre chez la reine, lui laissant croire que sa chère Molina la lui aurait apportée. Henriette, cependant, paraissait beaucoup plus mesurée. Même embêtée. Le résultat serait pour elle brillant et par ailleurs la reine serait également débarrassée d’une épine. Exiger d’elle le renvoie Louise était en somme lui rendre service et lui donner une occasion de renouer avec son époux. Quoique Madame doutait sincèrement des capacités de l’espagnole à la saisir. Mais cela, ce n’était plus son problème.
Elle se tut un moment, sans se soucier des trois paires d’yeux qui s’étaient tournées vers elle, pesait le pour mais voyant encore le contre.
- L’idée ne manque pas d'intérêt, c'est indéniable, finit-elle par reconnaître,
et vous savez mon opinion concernant Marie-Thérèse. A savoir qu’elle l’estimait bien peu.
Pour autant je ne sais… Il me semble excessivement bas de songer à la manipuler ainsi.Mais Vardes n’était pas homme à reculer devant la petitesse d’une action. Bien au contraire, plus elle supposait noirceur des sentiments, plus il était disposé à la mettre en œuvre.
- Je puis vous assurer, Madame, que vous n’auriez rien à vous reprocher. De l’écriture de la lettre à sa remise à la reine, le comte, la comtesse et moi-même nous occuperions de tout.L’argument n’était pas mauvais… Comme cela Henriette n’aurait pas à se pas salir les mains. Il lui suffisait même de ne pas refuser et de laisser faire, pour se contenter d’apposer un regard distant sur la chose.
- Qu’en pensez-vous, Montalais ? - Que jamais votre nom ne doit être mêlé à une affaire pareille, répliqua aussitôt la jeune femme, soucieuse de satisfaire l’ambition de sa maîtresse mais aussi de protéger ses intérêts. Pragmatique, elle savait le mal qu’aurait une telle affaire, si elle venait à être découverte un jour, sur sa réputation.
- Encore une fois je vous assure que vous n’y seriez pour rien, la coupa Vardes, doucereux, qui s’était rassit près d’Henriette à qui il s’était aventuré à prendre la main, tel un ami qui lui voulait du bien.
Et enfin, Madame le roi vous considèrerait de nouveau à votre juste valeur.De nouveau régner sans ambiguité sur la cour. Voilà une ambition qu'elle ne feignait pas même de cacher. Retrouver sa véritable place : rien n'était à ses yeux plus important.
On avait ici la corde sensible sur laquelle le marquis savait jouer sans détour.
- Certes... Je suppose que si vous ne mettez pas au courant de l’avancement de votre affaire, je ne pourrais vous empêcher d’agir… Et sans savoir je ne peux être coupable. Mais ne fermant pas la porte à l’idée, Madame s’aventurait sur une pente qui s’annonçait glissante. Première illustration clinquante de cette cour dont le goût de l’intrigue et le manque de droiture d’esprit voulait corrompre un esprit encore jeune et malléable.
Henriette ne souhaitait pas le mal, elle ne supportait simplement pas de ne plus être préférée.
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« Avez-vous lu la Muse de ce jour ? On y parle encore du pape humilié et des dévots, dont on croit qu’avec le roi j’ai fait pièce en me déclarant marraine de Molière. Cela m’amuse bien de les savoir tous se disputer sur la profondeur d’un geste qu’on ne semble pas vouloir un seul instant suspecter comme une simple bonté de cœur. Auraient-ils tous oublié comme je sais le mal que font les rumeurs ? Certes il me plaisait de contredire les dévots, mais pour autant tout n’est pas politique. Soutenir, face à la calomnie, un homme dont j’apprécie le talent n’est-il pas plutôt mondain ?
J’espère vous voir cet après-midi chez moi, que nous puissions parler de vive voix, de cela et de tant d’autres choses.
Henriette.
Au Palais-Royal, ce 1er mars 1664. »
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« Mon très cher frère,
Cela fait quelques jours que je souhaite vous écrire mais les forces me manquaient trop pour que puisse m’y atteler, et vous concernant je ne peux me résoudre à dicter.
Cependant, les nouvelles d’une Altesse Royale ne tardent jamais et peut-être monsieur votre ambassadeur vous a-t-il déjà conté la sordide histoire dont j’étais bien malgré moi le centre. Je crains cependant que quiconque ne connaissait pas intimement ce cercle de criminels qui gravitaient chez moi pourrait se méprendre, tout du moins mal interpréter les faits. Laissez-moi donc tout vous dire, et j’espère qu’après cela vous ne me blâmerez pas mais plutôt compatirez à mon malheur.
A de nombreuses reprises je vous ai écrit à propos de mes proches amis la comtesse de Soissons et le marquis de Vardes. Ils étaient là deux personnes que j’estimais en tout point et qui pouvaient se targuer de recevoir les marques de mon amitié. Elle pleine de grâce, lui tout à fait galant, et tous deux dotés d’un esprit qui me plaisait, ils inspiraient la confiance, si bien que je me laissait bientôt, et pour longtemps, prendre au piège. Au demeurant j’étais loin d’être la seule et mon frère le roi de France tout autant que mon époux trouvaient en eux deux êtres agréables. Vous rendez-vous compte comme ils étaient habiles dans l’hypocrisie tant ils savaient se faire apprécier de tous ?
Leur accordant mon crédit, je conversais avec eux des affaires les plus futiles comme des plus sérieuses. C’est ainsi que j’en vins, et je vous prie de ne pas m’en blâmer, à évoquer avec eux les lettres que nous échangions. Ce fût une erreur bien idiote, ce que j’appris à mes dépends il y a de cela quelques semaines. Dans sa fourberie Vardes, qui voulait se faire un peu plus aimer du roi, lui montra en effet ma correspondance, croyant ainsi se faire espion. S’il n’y avait, vous le savez bien, rien de compromettant, pour autant tout dans ce geste criait à la trahison ! Lorsque la comtesse de Soissons, que j’estimais encore à l’époque, me rapporta la chose, j’eus d’abord du mal à le croire. Mais en y pensant à deux fois, cela ne faisait que confirmer mes doutes.
Car il y avait eu par le passé des gestes qui appelaient à la prudence, cependant je ne voulais pas encore croire que cet homme, que je croyais mon ami, puisse me vouloir le moindre mal. Malgré les soupçons je lui accordais encore le bénéfice du doute.
Vous rappelez-vous Isabelle de Montmorency, très chère amie qu’avec vous je me suis permis de surnommer affectueusement Bablon ? Il y a de cela plusieurs mois déjà, Monsieur mon époux se trouvait soudain fort marri par cette femme et me défendait, sous couvert que je ne pouvais me lier à une personne aussi décriée qu’elle –elle avait en effet une réputation qui n’était plus à faire, mais ne s’en trouvait pas moins une personne tout à fait charmante- de la côtoyer. Je ne voyais là d’abord qu’un nouveau moyen de me contrarier ! Mais j’étais bien loin de me douter que ce n’était pas la seule raison. En effet, j’apprenais par la comtesse de Soissons que derrière cette affaire se trouvait la marquise de Montespan qui n’avait d’autre but que de détruire Bablon, sans doute pour la remplacer car je la pense jalouse. En cela elle se trouvait aidée par la toute détestable comtesse d’Armagnac, amie de mon mari qui travaillait pour la reine mère. Lorsque je su cela je bannissais sur-le-champ les deux comploteuses et chargeais Vardes du retour de mon amie. Je ne me doutais malheureusement pas que, comme à son habitude, il jouait double jeu et rapporta la menace à madame d’Armagnac en lui promettant de n’y point céder. Chose qu’il fit cependant, mais seulement après que j’eus lourdement insisté. Ce qui, vous en conviendrez, n’aurait pas dû être une nécessité de la part d’un ami. Mais à ce point du récit, je ne voulais pas voir sa nature fourbe, quand pourtant il l’aurait fallut.
Pour en revenir aux lettres, une fois que j’eus appris, par la comtesse de Soissons toujours, qu’il m’avait trahis, et qu’elle m’eut par la même occasion exposé l’envers de l’affaire Montmorency, j’entrais, après avoir douté, dans une grande colère et défendais à Vardes de se montrer chez moi. Et par la même occasion je m’éloignais de la comtesse, à qui je ne pouvais dès lors plus accorder ma confiance, suivant le conseil très avisé de la princesse de Monaco. Je ne pouvais bien sûr plus croire une femme qui m’avait si longtemps caché la vraie nature de Vardes, quoi qu’elle prétendît l’avoir toute juste découverte. Mais cette fois je ne m’y trompais pas et refusais de lui accorder le bénéfice du doute.
Dès lors, tous deux se trouvaient aussi loin qu’on puisse l’être de mes bonnes grâces.
Pour autant cela ne les empêcha pas d’intriguer contre moi, en témoigne l’attitude outrageuse de Vardes, il y a de cela quelques jours. Ce fut d’ailleurs cela, et le manque de réaction de mon beau-frère face à la gravité de ses paroles, qui me rendit affreusement malade.
Pensez, mon cher frère, que pour les mots odieux qu’il eut contre moi, le roi ne l’envoya, et ce de mauvaise grâce tant il apprécie toujours l’énergumène, passer qu’une quinzaine jours à la Bastille, où le tout Paris alla le visiter.
Pour ce qui est de son audace, je vais vous la rapporter. Alors que le chevalier de Lorraine, homme dont on ne loue pas les mœurs mais qui pour autant ne m’a jamais été désagréable, faisait de ce qu’on m’a dit la cour à l’une de mes filles. Il s’agissait là du genre d’événement dont je me moquais bien d’entendre parler. Jusqu’à ce que ma surintendante, la princesse de Monaco, vienne me faire part de la réponse de Vardes lorsque Lorraine eut évoqué avec lui les desseins qu’il avait sur la demoiselle : « Vous vous amusez trop bas, lui dit-il ; fait comme vous l’êtes, ce n’est pas aux suivantes, c’est à la maîtresse qu’il se faut adresser ; vous y réussiriez assurément fort bien et vous y trouveriez beaucoup plus de facilité. »
Vous rendez-vous, Charles ? L’odieux, plutôt que de faire basse figure après que j’ai découvert qu’il s’était joué de moi, souffla la calomnie. Ne pouvant laisser passer l’affront, je me rendais chez le roi et exigeais que réparation me soit faite. Ce à quoi il ne répondit d’abord pas, avant que, sous mon insistance justifiée, il ne se résolve à la maigre punition évoquée plus haut.
L’affreux outrage ou le manque de réaction, je ne sais lequel des deux m’a rendu le plus malade. Folle de haine, je m’enfermais dans mes appartements et me trouvai bien vite incapable d’en sortir tant je me sentais mal, et ce pour près d’une semaine.
Voilà donc toute l’histoire, mon frère, dite avec la plus grande honnêteté et sans omission du moindre détail. Encore une fois je vous prie de pardonner mon aveuglement passé dont j’ai déjà payé le prix.
Croyez bien que pense à vous chaque jour et me languis d’avoir de vos nouvelles, les espérant meilleures que les miennes.
Votre dévouée et aimante Minette.
A Saint-Cloud, ce 20 mars 1665 »
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Avril 1665. Tant de malheurs laissaient croire à la Divine intervention. Punition céleste, de haut on la regardait suffoquer. Et les nobles terriens se contentaient d’observer, moqueurs ou pris de pitié, à même l’antichambre du chagrin. Cachés derrière des éventails et mouchoirs parfumés qui ne masquaient pas l’amertume de leurs paroles, les courtisans allaient et venaient, comme l’étiquette l’autorisait, tournoyaient autour du lit d’une femme qui trouvait tout juste la force de tenir son dos presque droit. Les plus mauvaises langues murmuraient que ce nouveau départ du supposé amant l’avait à lui seul rendue malade. La bonne foi de certains rappelait que l’alitement était à dater antérieurement, au début de la semaine, la faute à une grossesse qu’encore une fois elle ne mènerait sans doute pas à terme. Mais tous ou presque accordaient à Guiche le mérite d’avoir fait empirer l’état de Madame.
Les yeux mi-clos, écoutant d’une oreille absente le bruit grinçant des talons qui peu à peu se trainaient vers la sortie et de plus amusants divertissants, Henriette ne feignait plus le bonheur. Elle dégageait au contraire une tristesse immense, sorte de faible palpitation désespérée. Encore et toujours elle se trouvait prise de court, face à un nouvel obstacle qui cette fois paraissait insurmontable. Après les manipulations, les trahisons, les révélations et enfin les pathétiques retrouvailles, on jouait l’ultime séparation. Il avait survécu à la Pologne et à la rudesse des sentiments, elle s’était débarrassée des nocives influences –Vardes en tête, mais de nouveau ils étaient contraints de se quitter. Sans doute était-ce là l’éternel prix à payer lorsqu’on se prenait de trop de tendresse pour le favori de son jaloux époux. Si Philippe devait être malheureux, Henriette le serait à son tour. Peu charmante vérité. On trouvait presque là de quoi écrire un trop larmoyant roman.
Le temps continuait de s’écouler lentement sous son regard vide avant qu’enfin la duchesse ne prouve qu’elle n’était intérieurement pas morte.
- Pourquoi ma fille ne m’a-t-elle pas visitée tantôt ? La voix feutrée mais toujours princière dans le reproche à peine voilé interpella une des servantes venues refermer les volets à la demande d’un boucher de médecin. L’excuse fut sans surprise ridicule, le calme nécessaire à Madame étant agité comme prétexte alors que la moitié de St-Germain était passée tout naturellement chez elle.
A défaut d’exiger Henriette se contenta de demander, faible et polie, la venue d’une fille qui lui apparaissait comme dernier trésor du cœur. Car on ne pouvait refuser une faveur à une mère malade, les jeux de la petite princesse furent interrompus et il ne fallut à sa gouvernante que quelques minutes avant de la faire entrer dans les appartements d’Henriette.
- Ma douce, ma jolie Marie-Louise. Les bras maigres s’ouvraient vers elle pour lui signifier de la rejoindre. Avec la difficulté inhérente à sa taille d’enfant la petite poupée se hissa sur le lit et vint se blottir contre Henriette.
On pouvait reprocher beaucoup à Madame. Lui faire admettre le ridicule de son couple. Montrer du doigt les infidélités et les tromperies. Moquer les excès, rire de l’entêtement. Mais on ne pouvait lui retirer sa qualité de mère aimante. Car si sur le coup de la fatigue du corps et de l’esprit elle avait le premier jour souhaité à sa fille de finir dans un canal, elle n’avait aujourd’hui pour elle plus que tendresse. Elle était ce petit bijou qui faisait au fond penser que le couple Orléans pouvait semer autre chose que la désolation. Que deux époux pouvaient se détester mais deux parents se retrouver autour de l’intérêt commun pour la progéniture. La douce princesse et son jeune frère étaient les perches des équilibristes, les empêchaient de justesse de tomber dans le mépris continuel. Grâce à eux on assistait à des épisodes presque aimables, ou au moins d’indifférence policée, durant lesquels Philippe et Henriette songeaient à se taire plutôt qu’à cultiver l’originalité des reproches qu’ils se lançaient quotidiennement.
- Pourquoi pleurez-vous, demanda enfin la petite Mademoiselle, après quelques courtes minutes de silence.
Les larmes avaient en effet commencé à couler le long des joues creuses d’Henriette, quelques-unes finissant leur course dans les cheveux bouclés de la fillette.
Du dos de la main Henriette essuya son visage avant de venir poser un baiser humide sur le front de son enfant.
- Car je vous aime énormément.
- Est-il triste de m’aimer ?
- Non, bien sûr que non. Il est parfois possible de pleurer lorsque l’on ressent un grand bonheur.
- Alors vous êtes heureuse ?
- Je le suis toujours quand je vous ai à mes côtés. La sincérité était tintée de mensonge. Car elle ressentait autant de réconfort à serrer son enfant qu’elle avait de peine à imaginer un quotidien purgé de la tendresse d’un homme.
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« Ma charmante amie,
A peine deux jours loin de vous et tout me paraît sans goût. Le bal d’hier était certes très beau, et j’y ai dansé jusqu’à l’épuisement, mais j’y mettais cependant beaucoup moins de cœur qu’à l’accoutumée. La joie était plus fade et le plaisir trop maigre.
Il me semble que l’état dans lequel votre absence me laisse n’a été remarqué de personne, pourtant je jurerai que mon teint ne ment pas… Mais sans doute n’y aura-t-il jamais que vous qui me connaîtrez assez pour savoir la peine que j’éprouve sans que je n’aie à l’exprimer ouvertement.
En attendant votre retour de demain je compterai les heures.
Henriette.
A Saint-Cloud, ce 4 mars 1666. »