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 "Il n'y a rien de tel au monde que l'amour d'une femme mariée. C'est une chose dont aucun mari ne se rendra jamais compte."


"Il n'y a rien de tel au monde que l'amour d'une femme mariée. C'est une chose dont aucun mari ne se rendra jamais compte." EmptyVen 4 Nov - 17:25

En pénétrant dans le salon, Auguste se souvint brusquement pourquoi il n’aimait pas, vraiment pas du tout, le salon de la Marquise d’Espard. Pourtant, il n’y avait guère de différence flagrante entre le salon de Jeanne d’Espard et d’autres demeures parisiennes qu’il fréquentait habituellement : on y pratiquait la même conversation tout en esthétique, hypocrisie et sous-entendus (un art véritable qui n’était pas à la portée de tout le monde !), on y agissait selon des codes de représentation à peu près identiques, on y avait les mêmes références et les mêmes divertissements à commenter. La différence cependant était de taille, et concernait le pourcentage de bigots et autres tenants du parti dévot au mètre carré. Etonnement, cette population, qui imprimait sa couleur et ses idées (très arrêtées) à son entourage, ne l’avait jamais poussé à se sentir vraiment le bienvenu. Louise  de Bellièvre, leur plus fidèle lieutenant dans la place, assise droite et digne dans un fauteuil faisant face à la porte, tournée de trois quarts face à lui (ce qui mettait en valeur son profil mince d’ascète rigoureuse), fronça les sourcils, ce qui creusa une ridule ennuyée sur son front, tout en plissant le nez, comme soudainement incommodée, à son entrée. Ne se formalisant pas outre mesure de cet accueil, mais prenant une fois de plus la mesure de son isolement dans cet environnement, Auguste lui retourna un sourire et un léger salut. Répondre au mépris par la politesse lui semblait un bon compromis face à celle qui accordait tant de prix au respect des convenances.

Puis, s’en désintéressant, il alla saluer la maîtresse de maison. Jeanne d’Espard, toujours aussi belle, toujours posant en reine au milieu de la fine fleur de ce que Paris comptait de plus raffiné, élégant, ou, tout simplement, célèbre. Elle lui accorda à peine un instant d’attention –le minimum, comme toujours lorsque la personne qui l’abordait n’avait pas pour elle un intérêt lui permettant de se faire bien voir. Le vidame ne rentrant pas exactement dans cette catégorie, elle le laissa vaquer à ses occupations en paix. Puis retourna, comme si rien ne s’était passé et avec un art consommé de la transition, à la discussion visiblement passionnante dont il l’avait détournée. Elle buvait les paroles, prononcées avec une sorte de hauteur pas exactement dédaigneuse (mais presque) du nouveau génie devant lequel tout le monde (quoique : un bastion de résistance s’étant constitué autour de Molière) s’inclinait, à savoir le tout jeune Racine. Auguste lui trouva l’air parfaitement insupportable : celui d’un jeune loup aux dents un peu trop longues, d’un pédant un rien trop conscient de ses extraordinaires facilités, bref – il lui déplut. Pour lui faire pendant, il aperçut Armande Béjart. La remarquable comédienne ne se laissait pas oublier – son rire dominait les autres, à la limite même de l’indécence mais sans dépasser les limites du bon goût, et elle avait autour d’elle un petit cercle.

Mais le vidame ne se laissa pas accaparer longtemps par ces deux figures, autour desquelles gravitaient d’ailleurs déjà un peu trop de monde, et qui n’étaient pas la raison première de sa venue. Laquelle raison se trouvait un peu plus loin, et se débattait de manière très remarquable pour étouffer un bâillement face à la discussion feutrée, lente et visiblement assez banale dans laquelle il se trouvait impliqué par pure politesse, puisque le centre de ce petit groupe, qui était sa cousine, personne de peu d’esprit mais de grande fortune, en imposait le rythme et les sujets. Avec un sourire ironique, dans lequel on aurait presque pu lire un rien de cruauté, Auguste le salua de loin. Son ami lui retourna une œillade noire, qui signifiait de manière on ne peut plus éloquente son besoin urgent d’une diversion. Auguste le laissa attendre un peu, puis finit par aller enlever le malheureux jeune homme à l’emprise de sa terrible parente. Lequel non seulement ne le remercia pas mais s’indigna encore de ce qu’il ait tant tardé. Tant d’ingratitude poussa le vidame à l’interrompre sans aucune espèce de remord.

« Dites-moi, mon cher, vous qui avez fait le choix de sacrifier tous vos jeudi à la fréquentation de ce salon, qui est cette jeune personne là-bas ? Dans ce coin. Il ne me semble pas l’avoir jamais vue nulle part avant. Quelque provinciale fraîchement mariée ? Une couventine tout juste revenue au Monde ? »

Le chevalier Des Touches, un peu agacé de cette marque évidente d’inattention à ses plaintes, siffla entre ses dents, leva les yeux au ciel, eut un mouvement d’exaspération, puis finit par comprendre qu’il avait perdu complètement et de manière irréversible l’attention d’Auguste et cessa donc son manège.

« Elle ? Oh, peu d’intérêt. Isabeau de Jarjayes. Jeune. Timide. Ennuyante – elle n’a pas de conversation du tout : j’ai voulu lui parler, elle n’a su que rougir et balbutier.  On dit qu’elle est malade, aussi. Mariée. Et, et ce n’est pas la moindre tare, vertueuse ! »


Auguste sourit devant le manque de nuance absolu du chevalier, pourtant réputé pour la finesse de son jugement et pour sa grande délicatesse, qu’il réservait visiblement au sexe opposé, et considérait sans doute trop précieux pour être gaspillé ainsi au tout venant. Il soupçonnait que ce portrait à charge ait eu pour objectif de le détourner de toutes vues sur elle. C’était bien mal le connaître, il n’avait de la sorte fait qu’aiguiller un peu plus sa curiosité déjà bien entamée. Les vertueuses étaient rares, les timides plus encore (quoique les fausses abondaient, mais on les démasquait très vite avec l’habitude, et l’attitude un peu raidie de la jeune femme semblait prouver qu’elle n’appartenait pas à cette catégorie. Ce qui la hissait au double rang de curiosité et de défi.)

« Rien que cela ? Vous ne voulez pas en rajoutez un peu, sûr?... Cela ressemblerait presque à une diversion. Je croyais que vous les aimiez un peu moins maigres… »


Le regard de des Touches s’assombrit et une ride creusa son front comme il fronçait les sourcils. La pique quant à ses goûts, qui était facile car très en vogue dans certains cercles depuis qu’il avait pris pour maîtresse une chanteuse presque aussi connue pour ses  formes plus que généreuse que pour sa voix capable de faire trembler les lustres de cristal de l’opéra, à côté de laquelle il paraissait d’ailleurs minuscule, lui était visiblement pénible à avaler.

« Oh, riez donc ! Je suppose que de toute façon quoi que j’aie pu dire, vous n’en tiendrez pas compte, encore une fois ? Que tous mes avertissements auront été vains, et que, comme d’habitude, nous aurons une catastrophe sur les bras ! C’est presque fatigant à la longue… »


« Pas tant que votre propension à jouer les Cassandre. »

« Me comparer à elle, c’est reconnaître que j’ai raison ! »

« Puéril… et qui plus est, raisonnement tordu et plus que contestable ! »


«Face à tant de mauvaise foi, j’abandonne ! »


Auguste sourit victorieusement, ce qui renforça encore un peu la mauvaise humeur de son ami, lequel arborait maintenant un air fermé et colérique. Derrière ce premier masque, celui de l’impulsion, certains petits signes presque imperceptibles tendaient pourtant à démontrer qu’il cherchait à s’élever au-dessus de cette discussion, mais rien à faire, son expression de mépris savamment travaillée n’arrivait pas à percer le vernis de la vexation, ce qui le rendait plus drôle encore. Auguste ne résista pas à la tentation de lui rire insolemment au nez, puis le salua avec un peu trop de politesse pour être véritablement respectueux. De toutes façons, l’autre aurait eu beau jeu de se plaindre, qui était tout à fait capable de ce même genre de comportement, car des Touches avait beau jouer les moralisateurs, il n’était pas irréprochable non plus. Ils ne s’étaient pas rencontrés par hasard, après tout.

Finalement, il regretta un peu d’avoir vexé le chevalier, qui aurait pu le présenter dans les règles de l’art. Mais, trop fier pour retourner le chercher et le supplier, avec en prime un résultat incertain (des Touches était tout à fait capable de s’amuser de ses remords sans donner suite, pour se venger), il chercha la meilleure façon d’aborder la pensive jeune femme. Elle semblait frêle, pas seulement physiquement, et incarnait à elle seule le concept de délicatesse. Un peu à l’écart, elle paraissait éviter les conversations, les regards et de se mettre en avant –comportement tout à fait inhabituel. Qu’était-elle donc venue faire ici, si elle n’y venait pas pour paraître ? Et pourtant, malgré ses efforts, il se dégageait d’elle quelque chose qui faisait que le regard se reportait toujours vers elle, comme aimanté. Un certain charme, d’autant plus intéressant qu’il n’était pas recherché, peut-être. En tous les cas, l’aborder trop franchement la mettrait sans doute très mal à l’aise, outre que cela serait vraiment manquer de délicatesse et se conduire comme une brute. Se faire trop subtil serait carrément suspect. Non, il jouerait les misanthropes. Elle n’avait pas prêté attention à lui jusqu’ici, il y avait bien pris garde, et sa conversation avec de Touches était sans doute passée inaperçue, l’autorisant à user de ce déguisement. Les marginaux, entre eux, se tolèrent, en règle générale. Sur ce principe il bâtirait sa tactique.

Et d’abord, ne rien brusquer. Faire voir, presque ostensiblement mais sans tomber dans la caricature, que la futilité et la superficialité du salon l’ennuyaient. Avoir l’air de se désintéresser des conversations sans contenu réel. Faire, même, mine de fuir la compagnie des autres. Il croisa le regard à moitié interloqué, à moitié moqueur de des Touches, qui visiblement n’était pas assez subtil pour comprendre l’intérêt de cette stratégie et s’étonnait de ce qu’il ne soit pas encore auprès d’Isabeau, habitué qu’il était à des décisions plus promptes de la part de Villiers. Ce dernier, à mesure qu’il entrait dans ce nouveau rôle et qu’il sentait qu’il en tenait de mieux en mieux les ficelles, exultait intérieurement. Chaque action, chaque parole devait être dosée parfaitement, pour que le personnage ne se fissure pas, et avec prudence mais à l’improvisation, il façonnait sa nouvelle identité.

Lorsqu’il fut certain d’avoir agi avec suffisamment de constance pour paraître naturel, il finit par éviter un énième petit groupe et par se déporter, comme sans y faire attention, juste à côté de la jeune femme. Il prit un air soulagé, -le jeu commençait à devenir intéressant, c’était bien le moment de ne pas faillir !-, s’absorba dans une sorte de contemplation intérieure qui devait bien faire rire le chevalier, dont il sentait le regard insistant, et qui au moins lui constituerait un public indéfectible. Pas le moment de se ridiculiser. Il maudit intérieurement des Touches. Lorsqu’il estima avoir passé un temps respectable à rêvasser dans le vide, il se retourna vers Isabeau, dont il remarqua une fois de plus combien elle avait l’air de s’ennuyer. Ce qui entrait parfaitement dans ses plans.

« Vous aussi êtes condamnée aux mondanités, Madame ? »

Il avait compté sur une réaction de surprise de la part de son interlocutrice, et assortit donc d’un sourire rassurant le mouvement de cette dernière.

« Excusez mon impolitesse. Je ne voulais pas vous déranger dans votre réflexion. Mais vous paraissez vous ennuyer prodigieusement… Et redouter les conversations de ces dames. Est-ce que par hasard vous feriez aussi partie de ces quelques rares personnes que l’hypocrisie des convenances et que le vide de l’esprit de salon exaspèrent, au fond ? »


Il était assez évident que oui, à moins qu’elle ne soit vraiment trop timide pour s’intégrer au moindre groupe, auquel cas Auguste espérait que sa franchise (ou du moins ce qui devait être perçu comme tel) le servirait quand même.

Avec, sans rien en laisser paraître, la même excitation mêlée d’appréhension que celle du parieur qui assiste au jeté de dés dont résultera sa ruine ou sa fortune, il attendait la réaction d’Isabeau, d’où dépendrait toute la suite de son plan.

Spoiler:
Auguste de Villiers
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"Il n'y a rien de tel au monde que l'amour d'une femme mariée. C'est une chose dont aucun mari ne se rendra jamais compte." EmptyLun 21 Nov - 23:36

Isabeau ne savait pas vraiment ce qui l'avait poussée à se rendre au salon ce soir là, si ce n'est l'envie de satisfaire son époux et faire honneur à son rang. Avec un air résigné, elle avait confié sa précieuse progéniture à la gouvernante et avait filé dans sa chambre pour se préparer. Toujours les mêmes réflexions de la part de son habilleuse : elle était si frêle que bientôt, même le plus serré de ses corsets deviendrait trop grand. Ce soir là, elle avait opté pour une robe vert émeraude aux motifs floraux, brodés d'exquise façon. Elle était en soie de Lyon, rehaussée de dentelle de Bruges. La jeune femme avait certes un faible pour les splendides tissus damassés rapportés d'Orient qu'arboraient certaines grandes dames du Tout Paris mais elle n'avait jamais cédé à la tentation d'en acquérir, dans le souci de ne pas outrepasser son rang. Et puis, les soieries du Dauphiné restaient de splendide facture !

Alors que sa camériste coiffait ses riches boucles blondes en un chignon élaboré, rehaussé d'une épingle en bois marquetté d'une délicatesse inouïe, la jeune Vicomtesse farda ses joues de rose et se parfuma avec une essence de lavande en provenance directe de Grasses. C'était un cadeau de son mari pour son vingt-quatrième anniversaire, elle l'utilisait avec une extrême parcimonie.
Une fois apprêtée, elle enfila une petite paire de chaussures brodées et passa un chaud manteau de laine ocre dont les bords avaient été ornés dans une teinte plus foncée. Ainsi munie du nécessaire de soirée réglementaire (à savoir son éventail, sa bourse, son carnet de danses), elle s'engouffra dans son fiacre en ne manquant pas de tordre un mouchoir entre ses doigts pour tenter de dissiper son angoisse.

En entrant chez la marquise d'Espard, la même odeur de musc vint la prendre aux narines. C'était insupportable, les gens n'aéraient-ils donc jamais les pièces ? A pas feutrés, elle alla saluer quelques connaissances pour la forme. Elle réussit à suivre 10 minutes d'une conversation banale au possible puis s'éclipsa dans un coin, l'oeil vague. Elle n'en pouvait plus de faire semblant, d'essayer de comprendre ces gens, leurs mesquineries, leurs sous entendus. Elle ne voulait pas discuter de la pluie et du beau temps ou entendre parler des dernières rumeurs qui circulaient à la cour. Pensive, elle commença à réfléchir à la suite de son roman. Elle écrivait les aventures d'un jeune prince d'Asie Mineure envoyé en mission diplomatique en France. De cette façon, elle exorcisait toutes ses craintes, toutes les critiques qu'elle pouvait faire à cette société, tout en conservant une distance de sécurité avec cette dernière.
A un moment, elle fut interrompue par un homme qui s'avérait être le Chevalier des Touches. Se pensant surprise en plein délit de pensée, elle ne sut que rougir et balbutier face à ses avances, si bien qu'il abandonna bien vite tout espoir de faire la conversation.

La jeune femme repartit dans sa rêverie et y resta un bon moment. Elle ne remarqua pas cet homme étrange qui faisait jaser les colombes sur son passage. Elle ne remarqua rien de son échange avec son précédent interlocuteur, pas plus qu'elle ne prêta attention à son manège pour avoir l'air d'un parfait mysanthrope. Ce soir, tout la laissait parfaitement indifférente. Ce beau monde, si hypocrite, si loin des simples plaisirs de la vie, lui donnait l'impression qu'elle n'était pas à sa place. Isabeau se tiraillait intérieurement. Elle voulait honorer son rang, sa famille, son mari, mais rien n'y faisait. Son corps ne suivait pas, elle était dominée par ce flot incessant, odorant et superficiel qui constituait la classe dominante française.
Toujours prise dans ses divagations, elle ne put s'empêcher de sursauter quand l'inconnu lui adressa la parole. Ouvrant grand ses yeux de biche, elle s'éventa quelque peu en fronçant délicatement ses sourcils pâles.

- Puis-je vous demander pardon ?

Ce dernier eut un sourire rassurant à son égard, ce qui la fit se détendre quelque peu. Elle rougit néanmoins lorsque ce dernier lui parla franchement. Il semblait avoir discerné ses plus secrètes pensées en un tour de main. Était-elle donc si prévisible ? Avec un discret mouvement d'éventail pour dissimuler sa gêne, elle sembla chercher ses mots avant de répondre.

- Je m'en voudrais de taxer les membres de ce salon de manque d'esprit, je ne suis que trop humble pour les juger tous... Néanmoins vous avez raison, mes sujets d'intérêt et les leurs ne semblent point s'accorder... C'est fort regrettable, d'autant plus que je me vois obligée de faire acte de présence alors que mon apparition ici est autant incommodante pour eux que pour moi.

Isabeau avait lâché cela sans réfléchir. Devant cet espèce de mysanthrope, elle avait cru bon de pouvoir se confier, oubliant que tout ici avait des oreilles, y compris les pots de fleurs. Rougissant jusqu'aux oreilles, elle agita plus vite son éventail et lissa les plis de sa robe.

- Je suis sans doute trop dure dans mes mots... Pardonnez-moi.

Elle réalisa alors qu'elle ne savait toujours pas à qui elle adressait la parole. Avec un adorable mouvement de tête, elle se tourna à nouveau vers lui.

- Nous ne nous sommes encore jamais croisés ici... A qui ai-je l'honneur ?

Elle détailla plus profondément l'inconnu. Il était bel homme, indéniablement. Il avait une stature élancée, un regard quelque peu las qui lui donnait quelque chose d'inaccessible. Son visage droit et harmonieux rappelait celui des statues grecques à la mode en ce temps. Il dégageait quelque chose de magnétique, Isabeau se doutait que bon nombre de femmes devaient se damner pour être remarquées par lui. Cette pensée la fit rougir davantage. Elle ne voulait pas faire de l'ombre à une quelconque promise, d'autant plus qu'elle n'avait aucunement l'intention de se compromettre dans une quelconque aventure !

Alors qu'ils achevaient les présentations, un mouvement de foule la fit presque se relever. On semblait changer de pièce... Une des amies de la marquise d'Espard passa devant eux et leur adressa rapidement ces quelques mots.

- La salle de bal est prête! La Marquise à hâte de pouvoir admirer vos talents de danseuse madame la Vicomtesse !

Isabeau soupira. Cette invitation à demi mot ne pouvait sonner plus cruellement à ses oreilles. Si elle ne dansait pas elle se ridiculiserait, si elle dansait, d'Espard trouverait encore un moyen de la tourmenter... Cette pimbêche savait très bien qu'elle était loin d'être demandée par les danseurs ! Quand bien même elle aurait voulu se produire sur la piste, personne ne l'y aurait accompagnée.
D'un air las, elle se tourna vers sa nouvelle connaissance.

- Ces dames sont bien naïves de croire à un quelconque ravissement en me regardant danser, je n'ai que de piètres qualités dans ce domaine.
Isabeau de Jarjayes
Isabeau de Jarjayes
Titre/Métier : Vicomtesse
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Situation : Mariée, mère de 3 enfants

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"Il n'y a rien de tel au monde que l'amour d'une femme mariée. C'est une chose dont aucun mari ne se rendra jamais compte." EmptyLun 19 Déc - 19:07

Evidemment surprise, pour ne pas dire inquiète de se retrouver abordée, la jeune femme réagit néanmoins, ce premier mouvement passé, exactement comme il l’avait escompté. Le mélange d’audace et de retenue qu’elle mettait dans ses critiques était au moins divertissant, et même un peu attendrissant. Elle paraissait confuse et un peu déboussolée, et pour autant loin d’être aussi sotte que l’avait prétendu Des Touches, pourtant habituellement habile à repérer les beaux esprits. Cette erreur de jugement ne lui serait pas passée.

-Oh, ce n’est pas la peine de vous armer de tant de précautions oratoires, vous savez, surtout avec moi
répondit-il dans un rire. Jugez-les donc ! Croyez-vous qu’ils n’en fassent pas autant dans votre dos ? A la différence près que vous vous basez sur des observations, sur du factuel, et qu’eux s’en dispensent volontiers… La médisance ne connaît pas la vraisemblance, et encore moins la vérité.

Il jeta un regard aigu, un rien hautain, sur ceux qui les entouraient. Il n’eut pas besoin de trop forcer son jeu pour cela : il éprouvait personnellement bien plus de sympathies pour les arrivistes et les financiers, qui peuplaient les salons des époux Capelle. Eux au moins faisaient preuve d’audace, d’esprit d’entreprise, au lieu de juger froidement sur des critères moraux que les invités de Jeanne d’Espard ne respectaient certainement pas mieux que les autres.

-Mais j’ai manqué à mes devoirs les plus élémentaires et vous faites bien de me le rappeler… Auguste, vidame de Villiers, pour vous servir. Et comme je dois avouer être dans une semblable ignorance en ce qui vous concerne, puis-je à mon tour vous demander votre nom ?

A y bien réfléchir, mieux valait donner sa véritable identité tout de suite, quitte à ce qu’elle ait déjà connaissance de sa déplorable réputation –mais dans ce cas ce serait sa parole contre celle de la rumeur et il avait une chance de s’en tirer, Isabeau n’ayant pas l’air friande de racontars –ce qui restait malgré tout peu probable. Elle ne devait pas sortir beaucoup, et ce genre d’informations ne serait sans doute pas venue jusqu’à elle. Et puis, il ne tenait pas vraiment à se retrouver dans une situation bien embarrassante lorsqu’on viendrait à l’aborder –ce qui arriverait très certainement à un moment ou à un autre.

La fin de la réponse d’Isabeau fut noyée dans les froufrous des robes de soie qui s’agitaient, et dans les rires et les voix. Un vague mouvement de foule prit naissance près du piano, prit de l’importance à mesure que le courant drainait de plus en plus de personnes dans l’assistance, se dessina enfin nettement en une sorte de colonne qui se dirigeait vers la porte d’un salon voisin. C’était, à ce qu’il semblait, l’heure de passer sur la piste de danse –le lieu où s’exerçait le plus âprement l’activité de jugement de Madame d’Espard et de sa petite faction, triée sur le volet pour réunir les langues de vipères les plus divertissantes –mais aussi les mieux placées socialement, l’esprit ne faisait pas tout. Groupuscule dont l’une des plus éminentes représentantes, passant auprès d’eux, invita très expressément la jeune femme à suivre le mouvement –et sa proposition sonnait comme un défi. Auguste eut un regard étonné pour la vicomtesse.

-On dirait que Madame d’Espard vous a pris comme bouc émissaire, si vous me passez l’expression. Auriez-vous eu le malheur de lui déplaire, pour quelque raison que ce soit ?

Il voyait assez mal comment, mais Jeanne d’Espard était suffisamment retorse pour que la timidité et la gaucherie d’Isabeau soient des prétextes suffisants pour justifier les brimades. En attendant, la vicomtesse semblait mortifiée, ce que confirma sa remarque douce-amère. Elle n’avait pas, apparemment, une très bonne opinion d’elle ni de ses talents de danseuse… Auguste n’était certes pas venu vers elle avec des intentions honnêtes, et il le reconnaissait volontiers, mais si ses passions étaient plus qu’éphémères, elles étaient réelles, et il eut pitié d’elle. Il lui offrit son bras à peu près autant par calcul qu’avec sincérité –mais lui-même aurait été bien incapable de discerner ce qui primait de ces deux dynamiques.

-Vous vous mésestimez je crois. Pire encore, vous leur fournissez exactement ce qu’ils attendent de vous… Avant de proclamer votre incapacité, il pourrait être bon d’essayer ? Je vous y aiderai, si vous le voulez. J’ai l’habitude de ce genre d’exercice. Je ne saurais dire si j’y excelle, mais vous n’aurez qu’à vous laisser guider –et cela rivera toujours son clou à la marquise. Elle en a bien besoin ! Une petite leçon d’humilité n’a d’ailleurs jamais fait de mal à personne.

A peu près sûr de se faire ainsi valoir auprès de sa nouvelle cavalière, il l’entraîna vers la salle de danse en décochant un sourire railleur à Des Touches, qui, pour sa part, était retombé au pouvoir de sa cousine, qui ne le laisserait plus en repos de la soirée, à présent que plus aucune diversion ne lui serait offerte. Avec des poses de martyr, le jeune chevalier écoutait maintenant les sottises que débitait à intervalles réguliers sa riche parente, qui avait encore le toupet d’appeler ça « de l’esprit » et de s’en piquer.

-Et puis, lui glissa-t-il à l’oreille (ce qui l’obligea à se pencher vers elle) sans vouloir être médisant… Pensez-vous que la duchesse d’Urfé ici présente offre un spectacle charmant, elle qui est incapable de marcher autrement qu’en se dandinant, tant elle est embarrassée par les conséquences de son amour des sucreries ? Ou bien, que Madame de Langres, là-bas, avec sa robe bleue, soit une figure admirable, elle qui s’embarrasse toujours les pieds dans ceux de son cavalier, et qui est incapable de ne pas désorganiser un quadrille ? Et je passe sur certaines autres figures de proue de la Cour de la d’Espard, qui ne brillent pas par leur grâce. Ce sont ces femmes qui vous jugeront, et elles valent bien peu. Et elles n’ont pas honte, elles ! Je sais bien que pour ces quelques maladroites les gracieuses se bousculent. Mais tout de même. On leur fait place, et personne ne conteste leur droit à participer au divertissement. N’oubliez pas ces exemples, si jamais l’hôtesse des lieux venait à vous faire une réflexion. Et n’hésitez pas à vous montrer mordante, voire méchante… Cela vous fera bien voir, et elle vous laissera en paix. Le jeu en vaut la chandelle, pas de remords à avoir !

Madame d’Espard frappait déjà dans ses mains, un sourire aux lèvres, pour réclamer l’attention de son auditoire, attention que le mouvement avait détournée de la Reine des lieux.

-Allons, allons ! Chers amis ! Voici un tout jeune prodige, Monsieur d’Argenson, que je place ce soir au clavecin où il nous régalera de ses airs charmants ! (Près d’eux, une femme d’un certain âge se pencha vers sa voisine et murmura que ledit prodige venait d’une famille sans le sou, et que vraiment madame la marquise était bien bonne de l’avoir ainsi recueilli, car il était nourri, logé, blanchi, en échange de ses mélodies qui assuraient la primauté au salon de leur amie.) Et comme j’aime promouvoir la jeunesse et le talent, j’inviterais également Madame la Vicomtesse de Jarjayes à bien vouloir ouvrir le bal !

Si un bruissement se fit dans la salle à l’annonce de cet honneur, le sourire mauvais de la d’Espard ne laissait guère de doutes sur ses intentions. En rabaissant Isabeau au rang de son protégé, elle l’offensait, et en la désignant ainsi à l’attention de tous, elle la plaçait dans une situation très périlleuse. Si elle réussissait, Jeanne ne pourrait rien contre elle dans l’immédiat, mais ne l’en haïrait sans doute que davantage ; si elle commettait le moindre faux pas, elle serait immédiatement épinglée, et deviendrait la risée de tous pour quelques temps. La marquise, une fois de plus, avait fait preuve d’habileté (on aurait presque pu aller jusqu’au génie), et intérieurement Auguste salua l’ingéniosité de la combine : le nœud était tissé bien serré et les échappatoires étaient encore invisibles à ce point de l’intrigue. En tous les cas, Isabeau, qu’il devinait très mal à l’aise, ne pouvait pas reculer. Il lui offrit son bras, une fois de plus (car nombreux étaient ceux qui, dans l’assistance, avaient saisi la manœuvre de la maîtresse de maison, et il n’y avait pas beaucoup de candidats prêts à partager son humiliation –car il était bien entendu que la jeune Jarjayes ne pouvait réussir à danser convenablement, sans quoi Jeanne n’aurait jamais fait cette proposition.) On ne lui disputa donc pas sa place.

Isabeau paraissait tendue, elle aussi. On la comprenait. Auguste lui sourit. Lui non plus n’avait pas intérêt à ce que sa cavalière échoue dans cette épreuve : cela signerait sans aucun doute la fin de son entreprise, et une fin bien insatisfaisante. Il n’aimait pas beaucoup les échecs. Il était donc très important qu’Isabeau fasse preuve d’assurance et de confiance en elle-même, qu’elle en impose, et qu’elle n’ait pas envie au terme de ce premier morceau de fuir le salon en courant…

-Souriez, lui chuchota-t-il. Montrez-leur l’inanité de leurs sarcasmes et de leurs brimades…

Derrière eux, les couples se formaient, les femmes se mettant en rang en époussetant des grains de poussières imaginaires sur les soieries de leurs robes, rajustant une rose, une épingle, un bijou ici ou là pour qu’ils ne risquent pas de se déranger pendant la danse. Leurs cavaliers quant à eux attendaient le clavecin, qui finit par s’élever, rapidement suivi par les violons et autres instruments qui l’accompagnaient sans jamais le recouvrir. Le prodige tant vanté disposait certes d’une assez belle maîtrise, mais le vidame le jugea froid, sans passion, plat. Il n’y avait aucune couleur dans l’exécution, aucun sentiment, et pour quiconque aimait les arts, c’était une déception.

-Un vrai mathématicien ce d’Argenson… Ou plutôt non, une grenouille. Un animal à sang froid : il n’interprète pas, il recrache… Il faut de l’âme, dans la musique, sans quoi les automates de Monsieur de Vaucanson pourraient tout aussi bien la faire à notre place !

Il espérait tirer, par cette remarque, (qui sortait néanmoins du fond du cœur. Auguste était un esthète doublé d’un esprit critique très difficile à contenter.) un sourire à Isabeau, et attirer son attention sur autre chose que sur les regards de tous ceux qui, au bord de la piste et derrière eux, n’attendaient qu’une petite maladresse de sa part pour lui fondre dessus. Les rapaces ! Il ne manquerait plus qu’ils aient raison de toute sa comédie patiemment élaborée…
Auguste de Villiers
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