Les coups de pinceau de l'artiste redoublèrent d'effort, galbant ce visage pâle d'une bouche généreuse, s'attardant sur ses yeux clairs, à mi chemin entre le vert et le bleu. Il ne savait pas qui elle était, un modèle de plus, une conquête peut-être s'il savait bien s'y prendre.
Sur scène, Lina pouvait être n'importe qui, d'une mendiante recroquevillée à une princesse exotique, son corps était une constante métamorphose et son goût du déguisement était si aiguisé que peu de gens la reconnaissait en dehors des planches. A l'extérieur cependant, elle passait inaperçue, son attitude effacée contrastait avec la prestance qu'elle pouvait posséder lorsqu'elle jouait.
- Enlève tes vêtements. S'il n'avait pas été si loin, le peintre aurait juré avoir vu rosir les joues artificiellement fardées de la jeune femme. Sous la poudre, le teint tanné de la comédienne avait en effet viré.
- Non.
- C'est deux deniers de plus.
Et cet argent elle en avait besoin. Elle y retournerait d'ailleurs souvent, finissant même par apprécier ces croqueurs de portraits et leur façon d'aimer sans toucher, ou presque. Elle s’exécuta, dévoilant des formes généreuses.
- Tes cheveux, détache-les.
Serrant les dents, Lina lâcha ses cheveux blonds vénitiens, sachant pertinemment quel genre de nom le peuple donne aux femmes qui laisse leurs coiffure sans apprêt. Le pinceau valsa sur la palette, avant de revenir sur la toile. Elle était jolie certes, mais elle avait l'allure d'une gamine des rues, paumée et farouche à la fois.

Dernière arrivée d'une famille de quatre enfants, Lina est la seule fille de cette troupe de gamins terribles. Son caractère espiègle et légèrement garçon manqué vient évidemment du fait qu'elle a suivi ses frères dans toutes les ruelles de sa ville natale. Elle a rapidement développé un goût certain pour la représentation et l'extravagance, menant ses ainés à la baguette. Elle est l'enfant chérie et gâtée de la famille Romanelli, qui quoi que modeste, n'a jamais manqué de rien. Les enfants ont même reçu une éducation correcte de leur père sans distinction de sexe.
Étrangement, si Lina a toujours aimé le théâtre, l'écriture et la littérature en elles-mêmes l'ennuient profondément. Les longues heures de philosophie lui échappent à peine la porte passée et elle n'a jamais pris goût à la politique non plus. Par contre, les heures passées à arpenter sa ville lui ont fait apprécier l'architecture et par passion, elle a atteint un niveau plutôt correct en géométrie et en mathématiques.
Amusante et fraiche, la jeune femme n'hésite pas à pimenter la vie de ceux qui l'entoure pour leur plus grand malheur. Elle reste une amie fidèle et de confiance, cherchant toujours le meilleur chez les gens, et le positif dans la vie.
Après deux semaines passées en France, son caractère ne s'est pas altéré, bien au contraire. La liberté que lui confère sa position et la facilité avec laquelle elle peut exprimer son art lui promettent un avenir de comédienne heureuse. Pourtant, la ville ressemble peu à ses quartiers sympathiques d'Italie et Lina en a rapidement fait les frais. On ne sort pas seule après une certaine heure, sous peine de se faire voler sa bourse ou la vie. De ce fait, elle a développé une certaine peur envers les gens de sa propre condition et l'exploratrice qu'elle était a réfréné ses ardeurs. Elle aime la compagnie des artistes plus que tout et reste sous la protection de son oncle qu'elle adore.

La généalogie de la jeune femme sentait déjà le coup de théâtre bien avant sa naissance. Nièce du célèbre Tiberio Fiorilli (personnage ayant existé et inventeur du personnage de Scaramouche, librement utilisé pour l'histoire) Lina a vu en tout et pour tout, deux fois son oncle. Mais c'est par lui que son destin va basculer.

Ada Fiorilli, sœur du célèbre comédien, est à l'époque une assez piètre actrice. Oubliant son texte, piquant un fard devant le public, mais sans comédien à porter de main, son frère n'a pas d'autre choix que de la garder... La jeune première arrive pourtant à attirer l’œil compatissant d'un fils de tisserand, Imerio Romanelli, qui tombe follement amoureux de cette ingénue bégayante. Heureuse d'échapper à sa condition et également entichée, par chance, de son futur époux, les jeunes gens se marient, s'installent, et fondent une famille loin des tribulations de la scène. Tiberio se vengea simplement de ce départ en volant la dote, déjà maigre, de sa sœur et en disparaissant.
Le couple oublie rapidement cette mésaventure et part s'installer à Naples. Ada donne alors naissance à quatre fils, dont le dernier décèdera en bas âge. Trois ans plus tard, elle donne naissance à une fille, qu'elle nomme Lina en hommage à sa mère Catalina.

La fillette a eut une enfance heureuse, des parents aimants, un logement décent au dessus de l'atelier de son père. Quelques crises passagères ont ébranlé le commerce familial, mais ils se sont toujours remis à flot. C'est lors du quatorzième anniversaire de Lina que les Romanelli recroisent le chemin de Tiberio, presque par hasard, lors d'une fête en l'honneur du roi. Lina a bien grandi, passe plus de temps sur le port que dans l'atelier et ce théâtre vivant qu'elle croise au carrefour de la place l'ébloui. L'improvisation des acteurs et les rires qu'ils déclenchant, leurs mimiques et les personnages la fascinent. Elle s'arrange pour approcher la troupe et surtout Tiberio. Il trouve en elle une jeune fille rafraichissante, drôle avec un sens de la scène étonnant bien qu'encore peu affiné  .
Rentrée chez elle Lina en parle à ses parents, elle veut partir sur les routes avec ce comédien de talent. Lorsqu'ils apprendront la véritable identité du metteur en scène, ils lui défendront de quitter la maison. Sa mère tenta de la raisonner en lui comptant les méfaits de son frère mais rien n'y fit, le lendemain elle se rendait en fugueuse, sur la place où elle avait vu le comédien pour la dernière fois. Mais la troupe avait quitté la ville.
Cette déception jette un froid entre elle et sa famille qui ne dure que peu de temps, n'étant pas dans le caractère de Lina de se montrer rancunière. Ce n'est que sept ans plus tard que la jeune femme obtiendra sa 2e chance. Sans que ses parents n'y puissent rien faire, à part la promesse de leur écrire régulièrement, Lina s'engage dans une troupe qui bien que moins prestigieuse que celle de son oncle, a le mérite de voyager en dehors des frontières italiennes.
La vie sur les routes d'Europe s'avère plus difficile et rude que ne l'avait prévu la jeune femme, mais elle s'adapte, profitant des capitales et améliorant son jeu d'actrice.
Sa vie prend de nouveau un tournant lors de son passage dans la capitale française. Alors que sa troupe tente une apparition improvisée dans le quartier du Marais, une autre troupe italienne leur fait face, à une ruelle de là. Aucune n'étant décidée à abandonner, ce sont deux représentations simultanées auxquelles assistent les passants, et ils adorent. Ce n'est qu'à la fin du spectacle que Lina reconnait son oncle qui lui soufflera un "Pas mal défendu". Elle le rejoindra à peine quelques semaines plus tard quittant sa troupe pour une autre. Son oncle est comme un deuxième père pour elle, en beaucoup plus farceur et roublard. A présent elle a hâte d'en découvrir plus sur la France, et sur Paris en particulier. Pour sûr, elle ne sera pas déçue!

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